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— Vous me donnerez mon café dans la salle à manger. Je ne mange pas à la cuisine.

— Vous mangez avec les maîtres ?

— Je tiendrai compagnie à Monsieur quand sa fille sera partie.

Elles passèrent ensemble dans la salle à manger, et Renaude Vipreux s’assit. Elle réclama du sucre, du beurre, du pain grillé.

— Comme pour Mme Alquier ? fit la bossue.

— Exactement. Est-ce qu’elle descend pour déjeuner ?

— Elle descendait à 8 heures. Maintenant que vous êtes là, je lui porterai son café au lait dans sa chambre, sur un plateau. Ça lui fera plaisir. Elle n’est pas matineuse. Elle est délicate. Son papa ne comprend pas qu’elle a changé, depuis qu’elle était demoiselle. Mme Alquier de Paris et Mlle Alquier de Villefarge, ce n’est pas la même personne, et en venant chez son père, la pauvre, elle tombe du paradis en purgatoire. Comme il n’y a pas de meilleure femme, de moins fière, de moins avare, et qu’on ne peut pas s’empêcher de l’aimer, je la dorlote à ma façon.

Renaude Vipreux buvait son café, à lentes gorgées. Elle dit, en posant sa tasse vide :

— Elle est donc bien riche ?

— Elle a fait un superbe mariage. Son mari est un peu vieux pour elle, mais c’est encore un joli homme et… on dirait un noble !… Il l’a épousée par amour. Des deux, c’était lui qui avait le plus d’argent, mais elle, c’était une beauté !

— Vraiment ?

— Ça vous étonne ?

— Je l’ai mal regardée !

— Elle a des cheveux comme une poupée, tout bouclés, tout dorés ! Et cette peau de blonde !…

— Un déjeuner de soleil. Je le sais. J’étais blonde, moi aussi.

Marie avait ouvert la cage et elle nettoyait la mangeoire des serins.

— Celui-ci, c’est le Petit-Citron, le mari, et l’autre, c’est la Mandarine, sa femme. Ils me connaissent bien.

— Les oiseaux, ça sent mauvais.

— Pas quand on les tient propres, dit la vieille un peu fâchée. Si vous prenez soin de changer l’eau, d’ôter les graines abîmées et les petites choses qu’ils font, les pauvres bestioles, vous n’avez pas d’odeur.

— Grand merci ! Je vous laisserai ce plaisir… Quant à ce vieux chat…

— Sans-Oreilles ? Il n’est pas vieux.

— Il est trop laid ! Il me dégoûte.

— Eh bien, il y a des gens qui le trouvent beau. Mme Alquier dit : « C’est une bête de race. »

Sans-Oreilles avait entendu son nom. Il sauta sur la table. Les topazes verdissantes de ses yeux, dans sa face noire de hibou philosophe, guettaient le geste des doigts maniant la tartine beurrée.

— Hou ! sale bête ! veux-tu descendre !

Mlle Vipreux secoua violemment sa serviette. Épouvanté, le chat bondit et se coula sous un fauteuil.

— Vous n’aimez pas les bêtes, dit la bossue, ça se voit.

— Les chats, c’est traître.

— Pas tant que bien des gens.

— Je ne vous demande pas votre avis.

— Ce n’est pas un conseil que je vous donne. Chacun ses affaires, mais vous savez, M. Capdenat, s’il aime quelque chose au monde, c’est son chat et ses oiseaux.