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— Je plains Madame, dit-elle froidement, mais il y a des milliers de femmes qui supportent de vieux parents désagréables. J’ai sacrifié ma jeunesse, j’ai brisé mon avenir pour les miens, qui ne m’ont pas laissé un centime et n’étaient guère plus commodes que M. Capdenat. On me proposait de les mettre dans une maison de vieillards. Je ne l’ai pas voulu, et d’ailleurs ils n’y eussent pas consenti… Ce que j’ai fait, d’autres peuvent le faire.

— Vous étiez libre…

— En effet, mes parents ne s’étaient pas souciés de m’établir. Ils étaient trop fiers de moi… Ils écartaient les épouseurs. Mais c’est une vieille histoire gui n’intéresse pas Madame.

— Qu’allez-vous faire maintenant ?

— Oh ! que Madame ne s’inquiète pas de moi. Je me placerai, puisque je suis descendue à cette extrémité. Il y a d’autres maisons que celle-ci. Les bonnes religieuses s’occuperont de moi.

— Si je peux quelque chose pour vous…

— Madame me connaît trop peu. Ce ne serait pas une référence.

Geneviève regrettait sa faiblesse, confuse d’avoir pleuré, inquiète d’avoir parlé et souhaitant que Mlle Vipreux, puisqu’elle devait partir, fût déjà partie. Pourtant, elle voulait, jusqu’au bout, montrer à cette femme offensée la bonne volonté de compenser, d’atténuer l’offense afin de désarmer une rancune qui ne s’avouait pas, mais qui durerait peut-être.

— Mademoiselle Vipreux, dit-elle, je vous ai écrit, je vous ai répété que je ne vous considérais pas comme une domestique. La preuve en est faite. Je viens de vous parler avec une confiance qui effacera, je l’espère, un bien mauvais souvenir. Vous me comprenez… Pardonnez à un vieillard, à un malade… Que tout cela reste entre nous.

— Madame n’a rien à craindre. Je suis discrète. Quant à pardonner, c’est mon devoir de chrétienne.

Les deux femmes se regardèrent et Geneviève éprouva, avec un sentiment de complicité et de dépendance, l’énergie incluse dans la vieille fille qui n’avait pas bronché sous l’injure et que les excuses n’attendrissaient pas.

À ce moment, la porte s’ouvrit.

M. Capdenat était sur le seuil, drapé dans son vieux pardessus, appuyé sur sa canne. Une satisfaction diabolique épanouissait sa lourde figure. Il fit quelques pas en traînant la jambe.

— Quoi ? dit-il. Vous ne dites rien ? Vous n’êtes pas enchantées de me voir ? Je m’ennuyais tout seul. Je suis venu.

Il s’assit.

— Voilà ! J’ai réfléchi. Tout à l’heure, mademoiselle, je vous ai fait une belle peur ! Vous avez pensé : « Est-il mauvais, ce vieux-là ! Il n’obéit pas à sa fille ! Il reçoit au bout du poing et au bout du pied les gens qu’elle lui impose, par force, n’est donc pas tout à fait gâteux ? C’est encore un homme, bien qu’il traîne la patte ! » Eh bien, ma chère demoiselle, écoutez ce que vous dit Anthime Capdenat, maître chez lui, et qui tient toujours sa parole.

Il frappa le parquet de son bâton.

— J’ai pensé : elle me connaît, maintenant, cette personne ! Elle ne manquera pas au respect qui m’est dû, dans ma propre maison, et puisque ma fille sans cœur m’abandonne… — Silence ! cria-t-il en arrêtant la protestation de Geneviève, ce que je dis, toute la ville le dit ! — puisque ma fille m’abandonne à des mercenaires, autant vous qu’une autre, mademoiselle Vilqueux… Virqueux… Le nom n’y fait rien ! Vous, enfin, à qui je parle ! On prétend que vous donnez dans la calotte. Ça ne me gêne pas. Vous ferez carême tant que vous voudrez, et si vous vous accommodez de mon humeur, vous n’aurez pas à vous plaindre. Est-ce entendu ? Il faut