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IV


— Venez par ici ! chuchota Geneviève éperdue.

Derrière la porte retentissait par saccades le rire bruyant qu’un halètement interrompit.

Geneviève entraîna Mlle Vipreux dans le salon, où les appliques de la cheminée, allumées brusquement, éclairèrent le piano fermé, la table et le bahut en faux Boulle, les rideaux de peluche sous lambrequins et les housses blanches.

Les volets étaient clos et, de ce salon déserté, émanait une odeur de placard humide.

Geneviève tomba dans un fauteuil et pleura. Mlle Vipreux, si pâle que les fils de la couperose semblaient des égratignures sanglantes sur ses pommettes, redressait sa petite taille et considérait avec un espèce de mépris la jeune femme sanglotante.

— Madame a bien tort de pleurer, cela ne sert à rien. Moi je ne pleure jamais.

Elle avala sa salive, et le mouvement de son cou maigre tendit les cordes de ses muscles.

— Si j’avais su chez qui j’allais, reprit-elle du même ton d’indéfinissable ironie, je ne me aérais pas dérangée. Je croyais que mon futur maître était un monsieur tout à fait bien. Sans offenser Madame, je puis constater qu’il ne sait point vivre. Je quitterai donc, immédiatement, cette maison où j’ai été insultée. Il est entendu que mon voyage me sera remboursé et aussi le prix de ma journée perdue. Je l’évalue à vingt francs. Ce n’est pas excessif. Je trouverai bien un peu de pain et de chocolat à la buvette de la gare. Pour le reste, le préjudice moral, cela se réglera un jour… Dieu y pourvoira.

Geneviève murmura :

— Vous ne partirez pas ainsi. Vous dînerez d’abord, et après je vous conduirai à la gare, en voiture… C’est bien le moins…

— Non, dit Mlle Vipreux, je partirai tout de suite.

— J’ai tant de peine !

— Madame n’est pas responsable des grossièretés de M. Capdenat.

— Comment aurais-je supposé qu’il nous préparait cette avanie ? Quand on saura ce qu’il a fait, que pensera-t-on de nous et que dira-t-on ? Nous serons la risée de Villefarge.

Elle imaginait la joie des voisins apprenant quelle réception M. Capdenat avait ménagée à sa gouvernante, et elle savait que la mercière d’en bas, les fournisseurs, tous ces gens de qui l’opinion est importante car ils font et défont les réputations dans les petites villes, approuveraient le « pauvre père » et riraient de la fille « dénaturée ». C’était comme une humiliation publique que Geneviève ne pouvait supporter, parce qu’elle était restée, malgré son mariage, une provinciale. Elle souffrait à l’idée que la « société » de Villefarge exerçait sur elle une critique malveillante.

Devant l’impassible témoin qui allait disparaître de sa vie, et qu’elle était sûre de ne jamais revoir, elle laissa, par degrés, crier son angoisse. Il y avait, entre cette angoisse et l’incident qui l’avait provoquée, une disproportion inexplicable pour Mlle Vipreux. Si la vieille fille avait su interpréter l’attitude de Geneviève, elle aurait pressenti le drame familial où son rôle avait été marqué par la jeune femme. Mais ce rôle qu’elle ne jouerait pas, ce drame qui s’achèverait loin d’elle, pouvaient-ils émouvoir Mlle Vipreux ? Cependant, une curiosité contenue avivait, sous les cils roussâtres, le dur éclat des yeux gris.