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qui se contredisent parfois, douloureusement… Æfors, j’ai pensé à mettre près de lui une femme de confiance… Il y a tant de personnes bien élevées qui ont vu baisser ou disparaître leurs revenus, et qui souffrent d’être seules…

— Évidemment… les domestiques se font bourgeois, les bourgeoises se feront domestiques.

Geneviève proteste :

— Non !… Collaboratrices ou remplaçantes, selon les cas… Il y a une nuance…

— Si faible…

— La dignité reste sauve.

— Madame est bien bonne, mais Madame ne sait pas ce que c’est que d’être pauvre et seule au monde, à cinquante-six ans. L’orgueil est un luxe pour les malheureux ! Je n’ai plus d’orgueil… D’ailleurs, c’est sans importance. Je remplirai mes devoirs et je recevrai mon salaire. Je n’ai droit à rien de plus et je ne demande rien… Le bon Dieu me fera justice.

Geneviève songe :

« Elle est fière. Elle a dû beaucoup souffrir. »

La peur de blesser une femme malheureuse augmente sa timidité. Elle entrevoit des complications possibles dans les rapports qu’elle imaginait tout simples. Melle Vipreux, fille d’un petit fonctionnaire, élevée au couvent, possédant le même brevet élémentaire que Geneviève, était à l’origine l’égale des Capdenat. Elle ne différait guère de leurs cousines et de leurs tantes, et Geneviève l’avait d’avance considérée dans ce rôle de parente adoptive qu’elle déclinait pour affirmer son état subalterne, avec une humilité orgueilleuse.

« Je l’apprivoiserai », se dit Geneviève, et elle met plus de douceur encore à exposer le mécanisme du ménage : Maria-la-Bossue, non logée, nourrie le matin, donnera des demi-journées et se chargera des travaux fatigants ; Mlle Vipreux fera chez M. Capdenat ce qu’elle eût fait chez elle, aidée par une femme de service : un peu de cuisine, un peu de repassage, l’entretien du linge et des vêtements.

— Et maintenant, puisque nous sommes d’accord, je vais vous présenter à mon père. Laissez ici votre chapeau et votre manteau. Ayez l’air, tout de suite, d’être de la maison.


M. Capdenat avait allumé le lustre de la salle à manger, lassé dans son fauteuil il murmurait :

« Sacré b… D… de b… D… ! »

C’était la plus innocente de ses exclamations familières.

Il entendit bien qu’on entrait, mais il ne broncha pas.

— Papa !

Silence.

— Papa, je t’amène Mlle Vipreux, qui m’a été bien recommandée par la Mère Marie-Madeleine. Elle est douce et bonne. Elle te soignera parfaitement. Veux-tu causer avec elle ? Je suis sûre que…

M. Capdenat tourna ses yeux porcins vers la vieille fille qui soutint ce regard terrible.

— Eh bien ! dit-il — et il soufflait, entre les mots, lentement — on a voulu que je vous voie, mademoiselle Vipreux. Je vous ai vue. Vous n’êtes pas belle et vous pouvez f… le camp.

Et il se renfonça dans son fauteuil.