Page:Tinayre - L Ennemie intime.pdf/21

Cette page n’a pas encore été corrigée

crétion. Elle avait trop usé de la complaisance de sa marraine. Tout au plus lui faisait-elle une petite visite, en retournant à Paris. Elle prodiguait les annonces dans les journaux du département, les lettres à des offices spéciaux, à des supérieures de couvents. Elle cherchait la veuve, l’orpheline, la vieille fille, un peu cuisinière, un peu chambrière, un peu garde-malade, de bonne façon, de bonnes mœurs, pieuse et patiente…

Elle recevait des incapables ou des maritornes.

Souvent il lui fallait aider la bossue et, comme autrefois, lorsque sa mère la formait selon les principes de l’éducation provinciale, se lever tôt, secouer les lits, raccommoder le linge de M. Capdenat. Il ne supportait pas qu’elle fît venir une ouvrière. « Tu es là. Travaille, espèce de lendore !… ça te dégourdira le sang ! » Elle n’osait refuser, et son père était ravi de lui infliger une brimade quotidienne. Il finit par l’empêcher de sortir. Elle résista faiblement. Cette fois-là, c’était l’hiver. La sombre salle à manger qui sentait le chat et l’oiseau était autour de Geneviève comme un piège refermé. Le poêle écarquillait un œil de feu sanglant. Dehors, la vieille place, cœur stagnant de la ville engourdie, recevait la pluie sur ses pavés houleux. Deux matins par semaine, le marché la remplissait de charrettes, d’ânes, de mulets, de tréteaux, et de tentes, et de graves paysans en blouse noire, en chapeau de feutre noir, s’y promenaient, comme sur un forum, discutant le cours des fromages et les incidents de la politique locale.

Les jours ordinaires, tels les figurants d’un film quotidiennement répété, des gens défilaient à heure fixe : les clercs de notaire, la bonne de l’huissier, le curé Fontembon avec son gros ventre et son parapluie, les religieuses noires aux jupes ballonnées allant visiter les malades, la volée criarde des gamins de la « laïque », les petites orphelines des Sœurs. Entre ces passages, c’était le désert et le silence. Geneviève, les yeux baissés sur son ouvrage, écoutait venir la nuit et rêvait au moment où elle serait seule enfin, seule pour penser, seule pour relire d’anciennes lettres, seule pour pleurer et pleurer encore jusqu’au glissement de la pensée endolorie dans le sommeil.

Ce fut pendant ce séjour que Capdenat dévoila ses intentions. Il voulait revenir à Paris, chez sa fille. Geneviève lui opposa la volonté de son mari.

— Vous n’avez pas pu vous accorder… Tu as blessé Lucien. Il est buté. Il consent que je vienne ici, que je te soigne, que je t’aide, mais il refuse absolument la vie commune.

— Et toi, sotte, n’as-tu pas ton mot à dire ?

— Il est le maître.

— Tu as peur de lui ?

Certes, elle avait peur de Lucien, comme elle avait peur de Capdenat.

— Tu n’oses pas défendre ton père, un père qui s’est dépouillé pour toi, un père qui t’a donné deux cent mille francs !

Elle ne répondait pas ou bien elle pleurait.

Capdenat, qui ne manquait pas de finesse, avait compris que dans le ménage de sa fille quelque chose — il ne savait quoi — n’était pas tout à fait normal. Lorsqu’il fut certain de sa défaite, et que jamais, en aucun cas, Lucien Alquier ne changerait d’avis, l’impuissance de Geneviève à dominer son mari l’irrita comme une injure personnelle.

« La triste idiote ! » disait-il en parlant de sa fille, et deux désirs atroces et contradictoires se partagèrent son esprit : que son gendre fût humilié et que sa fille fût punie. Mais comment ? Capdenat était sûr que Geneviève était une honnête femme et il ne plaisantait pas avec cette idée de l’honneur qui existait en lui, malgré les vices de son caractère, et qui l’empêchait d’être méprisable. Probité de l’homme, chasteté de la femme. C’était tout le code moral des Capdenat. Il s’y tenait, mais en même temps il regrettait que M. Alquier, ce « poseur », échappât au ridicule qui,