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de culture et d’intelligence, mais fort imprégné de germanisme et d’anglomanie, il est peut-être le premier de ces « Européens » en qui l’on veut voir le type du civilisé de demain, sinon d’aujourd’hui. Pénétré de la forte culture psychologique du dix-huitième siècle, il appliqua la plus desséchante analyse à la sensibilité désordonnée qu’il avait héritée de Rousseau, mais il en tira des raffinements infinis, et l’on pourrait trouver, dans quelques pensées éparses de ce rationaliste, l’origine du culte du « moi » de Barrès et même de la psychologie proustienne. Quelle vie mieux que celle de Benjamin Constant pourrait illustrer cette vérité décevante : « Il n’y a pas de caractères, il n’y a que des situations », et cette autre, qui est de lui-même : « Il n’y a point d’unité complète dans l’homme, et presque jamais personne n’est ni tout à fait sincère ni tout à fait de mauvaise foi » !

Reliques royales et impériales.

Tous les souvenirs d’histoire ne sont point dans les musées. Il en est d’exceptionnellement précieux et poignants dont ne se dessaisissent pas aisément les familles, surtout quand il s’agit de familles souveraines. Nous savons que toute unie partie du trésor Sentimental de Sainte-Hélène appartenait aux collections du prince Victor Napoléon et qu’elle est aujourd’hui entre les mains de son héritier, le jeune prince Napoléon. Les Souvenirs — dont nous avons rendu compte récemment — du comte de Monti de Rézé nous ont, d’autre part, appris l’existence de certaines reliques d’histoire que l’on voyait à Frohsdorf et dont on peut s’étonner qu’elles aient été sauvées de la tourmente révolutionnaire.

C’était d’abord, dans l’un dos salons, le beau portrait, par Vigée-Lebrun, de la reine Marie-Antoinette. La toile portait encore la blessure que lui avait faite un coup de pique au cours des journées d’octobre. Sur une console, un superbe bronze reproduisait les traits d’Henri IV. C’était la tête de l’ancienne statue du Pont-Neuf qui, brisée pendant la Révolution, avait été jetée à la Seine par une populace en délire. Retrouvée de longues années après, une délégation des ouvriers de Pans l’avait offerte au prince. Dans une vitrine, on voyait le panache du roi Henri IV qui, contrairement à sa légende d’histoire, était noir ! Puis les souliers du sacre du roi Louis XIV brodés d’argent avec soleil d’or ; on remarquait les hauts salons peints par Vanloo et représentant des sujets de bataille.

Pans une autre pièce où travaillait le prince, des armoires renfermaient d’autres reliques : la chemise que portait le roi Louis XVI le 21 janvier 1793, jour de son supplice ; elle était échancrée par les ciseaux du bourreau. Il y avait aussi le gilet blanc qui conservait encore les traces du sang du roi martyr. À côté, on voyait l’un des souliers que la reine perdit en montant à l’échafaud, le petit soulier blanc à haut talon de Louis XVII ; puis une quantité d’objets ayant appartenu à la famille royale détenue au Temple 2 des gants, des livres de prières, des miniatures, des éventails… Des documents authentiques accompagnaient chaque objet, expliquant comment ces lugubres reliques avaient pu être sauvées et remises à la famille royale.

Une autre relique, tout à fait imprévue, appartenait au comte de Chambord et nous revenons ici aux souvenirs impériaux.

Après la mort au Zoulouland du prince impérial, le baron Tristan Lambert, qui avait été l’ami du jeune prince, vint s’incliner, à Frohsdorf, devant celui qu’il considérait dès lors comme le représentant de la monarchie française. Il offrit au comte de Chambord une relique teinte du sang de celui dont il s’honorait de porter le deuil. « Henri V », nous rapporte le oomte de Monti, voulut garder, sur sa table de travail, jusqu’à sa mort, le petit cadre renfermant un morceau de l’uniforme que « Napoléon IV » portait le 1er juin 1879, jour de son massacre, et la copie de la prière retrouvée dans le livre de messe du prince défunt


Alexandre Dumas, poète d’album.

Il s’agit d’Alexandre Dumas, le père, qui ne se satisfaisait point de sa gloire d’auteur dramatique et de romancier historique et populaire. L’auteur des Trois Mousquetaires s’estimait poète et bon poète et ce n’était point en prose qu’il s’exprimait sur les albums de ses admiratrices. D’ailleurs, il avait de l’esprit, en vers comme en prose, et il est plaisant de citer cette boutade rimée que nous avons relevée sur l’album romantique de Marie Nodier et qui s’improvisa dans les salons de l’Arsenal.

À MA BRUNE


    Je ne sais rien, ma belle brune,
    Que je ne puisse t’accorder,
    Tu me demanderais la Lune
    Qu’à Dieu j’irais la demander.

    Mais si tu veux que je t’achète
    Des bijoux mains faux que les tiens,
    Je te préviens que cette emplète
    Est au-dessus de mes moyens.


Le chagrin du lion.

Le récit africain de A. A. Piénaar, Histoire d’une famille de lions, dans une traduction de J. Benais et avec une préface de J. Percy Fitz Patrick, vient de prendre place dans la collection des « Livres de nature » dirigée par M. Jacques Delamain (Stock, édit.).

L auteur du livre est un Sud-Africain qui a passé sa jeunesse dans les régions qu’il décrit. Il est en mesure de nous présenter les grands fauves chez eux, dans la brousse et les marais, observés d’un point de vue qui n’est pas celui du chasseur. C’est cependant dans une histoire de chasse que nous trouvons cette page évocatrice du chagrin d’un lion dont la compagne vient d’être tuée.


« Quelques Cafres arrivèrent pour écorcher la lionne, mais, à leur approche, la masse puissante de son compagnon surgit soudain près d’elle ; ils se sauvèrent en désordre.

» Le lion fit des efforts inutiles pour rappeler sa compagne à la vie. La caressant avec sa patte de devant comme il l’avait si souvent fait par jeu ou par taquinerie, il poussa à plusieurs reprises sou doux « ôôou » à demi plaintif. Puis, saisi de désespoir, il fit une ou deux fois le tour du cadavre insensible, lécha le sang des blessures, s’éloigna de quelques pas et cria encore « oupp », comme s’il voulait l’inviter à le suivre. Enfin, avec un cri plaintif, il se coucha près d’elle, les yeux tournés vers les collines où les Cafres avaient disparu.

» … Peu de temps après, les noire revinrent pour tout de bon, accompagnés des deux chasseurs blancs. Le lion remarqua ce détail. Grondant de colère, il sauta dans le sloot et s’étendit dans un renfoncement de la berge…

» Les Cafres achevèrent de dépouiller la lionne et, en compagnie des chasseurs, ils retournèrent dans la plaine, vers le camp. Longtemps après que tout fut redevenu silencieux, le lion se risqua à quitter sa retraite dans les broussailles du korongo et à se montrer sous l’acacia de la berge. Là il s’arrêta, considérant avec effroi la transformation que les mains dévastatrices avaient accomplie. Il finit par comprendre que sa compagne ne se lèverait plus jamais et, tristement, il s’étendit à l’ombre de l’arbre.

» Quand l’ombre eut changé de place, le lion se leva et partit à la recherche de ses compagnons. Mais à peine se fut-il éloigné qu’un vautour descendit sur la bonne morte. Le lion fit un bond en arrière, fou de colère, et l’oiseau n’échappa à la mort que par une fuite précipitée.

» Aujourd’hui, quoi qu’il arrivât, les vautours et les chacals ne toucheraient pas à sa femelle assassinée. »