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GLANES LITTÉRAIRES ET HISTORIQUES


La manie féminine actuelle
du « gros mot ».

Dans les Nouvelles Remarques de Monsieur Lancelot pour la défense de la langue française (Flammarion, édit.), M. Abel Hermant note, pour s’en affliger, la facilité avec laquelle la manie du gros mot, du synonyme crapuleux se répand actuellement dans la société féminine.

« L’enfer du vocabulaire français ne contient pas uniquement des mots du ruisseau : il y a aussi les termes scientifiques. Ce sont les pires. Je ne saurais trop conseiller aux dames d’éviter ceux qu’elles ont pu lire dans les livres de médecine plus encore que ceux qu’elles voient crayonnés sur les murs.

» Leur manie du gros mot, du synonyme crapuleux est vraiment extraordinaire. Je parcourais dernièrement un livre où, certes, le talent ni la verve ne manquent pas et dont l’auteur, une femme qui se pique d’être fort indépendante, se moque de beaucoup de choses. Il faut, en ce bas monde, se moquer de beaucoup de choses. Croirait-on que je n’ai pas relevé une seule fois se moquer ? Elle ne se moque pas, elle se… Parfaitement. Ah ! quand à cela, elle se… toutes les vingt lignes.

» Les collégiens même, qui ne sont pas élevés par leur mère, font un usage plus modéré de ce verbe. Et les soldats… J’ai fait mon service aux chasseurs, mais j’ai connu des cuirassiers. Je proteste qu’ils ne l’auraient pas dit devant des dames. Ne pourrait-on prier les dames de le dire moins fréquemment devant nous ? »

Pierre Loti, musicien du verbe.

M. Pierre Mille nous donne un livre non point d’érudition ou de critique littéraire au sens exact du mot, mais d’observation personnelle, sur le Roman français (Firmin-Didot, édit ). Sur Marcel Proust, André Gide, Barrés, Loti, Anatole France, sur tous les protagonistes de notre littérature de Action de l’avant-dernière génération, des jugements s’expriment où le respect, l’admiration n’excluent pas l’indépendance.

De ce livre, et pour en indiquer la manière, nous détachons cette bien intéressante page sur la langue musicale de Pierre Loti.

« Loti — je vous supplie d’accorder à cela quelque attention — c’est un musicien. Aux deux sens, le propre et le figuré. Au sens propre, il n’était pas médiocrement fier de ses talents de pianiste. Au figuré : tous ses paragraphes sont des strophes parfaitement cadencées. Des strophes de très belles romances, à la manière dont on entendait la belle romance sous le Second Empire et les premières années du régime actuel, époque de son enfance et de sa jeunesse si merveilleusement sensibles. Des strophes musicales comme celles du Vallon de Gounod, qui est un chef-d’œuvre dans son genre et dont les vers — de Lamartine — respirent un sentiment où se mêlent à la fois l’attente de la mort et une espèce d’exaltation mélancolique en présence de la nature.

» Pour Loti, toutes ses visions, toutes ses sensations, toute son immense et ingénue sensibilité chantaient — chantaient verbalement, musicalement — chantaient comme dans la musique de son époque… On ne saurait trop insister sur les réactions des arts entre eux. Les auteurs de nos jours qui se plaisent aux syncopes du jazz, à la musique divisionniste ne peuvent écrire comme ceux qui ne voyaient rien au-dessus, pour charmer leur sensibilité, de la musique a carrée » que goûtaient nos pères. Et les symbolistes furent wagnériens. Quel art prendra le pas sur les autres dans l’avenir pour amener une évolution nouvelle ? »

Les danses nègres modernes sont-elles venues du Périgord ?

Les danses nègres — plus ou moins heureusement adaptées à nos conditions occidentales auraient-elles fait leur première apparition, chez nous, en Périgord ? Ce ne serait point là toutefois un événement de ces dernières années. Dans Au pays des pierres, heureusement réédité par Fasquelle, Eugène Le Roy, le grand romancier périgourdin, nous décrit de la sorte une danse nègre, importée par on ne sait plus quel explorateur et qui, sous le nom de a Congo », a pris place parmi les vieilles danses du pays :

a Le congo est une danse du pays, très belle et plaisante, qui est comme une espèce de pantomime amoureuse entre un galant et sa bonne amie.

» Il faut être belle femme et bien faite pour cette danse. Au temps qu’elle était jeune, la Thibalde, comme s’appelait la mère de Reine, était réputée la meilleure danseuse de congo de Montglat. Maintenant, sa fille l’avait remplacée.

» Tenant sa robe entre ses doigts, Maurette s’avançait, les yeux baissés, vers son danseur, puis elle s’arrêtait, cambrait la taille, rejetait la tête en arrière et marquait un temps d’arrêt pendant que le cavalier tourbillonnait autour d’elle. Ensuite, elle se remettait en mouvement, faisait des pas, fuyait, revenait et pirouettait sur elle-même avec une gracieuse torsion des reins qui faisait coller la robe sur ses hanches.

» Après, ce furent d’autres attitudes, des mouvements rythmés et souples qui révélaient des formes de déesse. Enfin, comme saisie par le dieu de la danse, la voici qui s’élance, multiplie ses pas cadencés, arrondit les bras au-dessus de sa tête, fait claquer ses doigts comme des castagnettes, ploie sur ses flancs, se meut, se balance et se tord avec la fougue chaste de la jeunesse exubérante… Puis cette ardeur tombe soudain et la belle Reine s’avance, calme, vers un nouveau danseur car, dans le congo, les couples qui dansent ensemble tournent en rond autour de la salle, les cavaliers passant successivement d’une danseuse à l’autre. »

Évidemment, cette danse-là, ce n’est pas tout à fait le « black bottom » ni les autres contorsions importées des tropiques. Une race paysanne française avait su en civiliser les formes et parer de grâce les attitudes.


Un remarquable portrait
de Benjamin Constant.

De la très intéressante Vie de Benjamin Constant que notre distingué confrère L. Dumont Wilden a fait paraître aux éditions de la « Nouvelle Revue française », détachons ce portrait auquel ses expressions contrastées donnent un saisissant relief.

« C’est, en vérité, une étrange, irritante et passionnante figure de notre histoire politique et littéraire que celle de ce Benjamin Constant, père du libéralisme parlementaire et du roman psychologique, à qui Anatole France reproche curieusement son scepticisme. Il a sa place parmi les ombres fameuses que les fils du dix-neuvième siècle rencontrent au bout de toutes les avenues de leur passé. Sa silhouette dégingandée d’étudiant allemand à lunettes et à cheveux roux ou sa belle tête blanchie de parlementaire illustre et déconsidéré se glisse parmi les fantômes de nos plus chers et de nos plus encombrants grands hommes : Chateaubriand, Sainte-Beuve, Balzac, Renan… mais il accompagne les discours qu’ils nous tiennent d’un ricanement bien moderne.

» Il appartient d’ailleurs à une époque intermédiaire qui, par plus d’un trait, ressemble à la nôtre. Ce raté de génie est, dans tous les domaines qu’il parcourut, une manière de précurseur. Suisse de nation, naturalisé Français et tout Français