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Il serra le fer de la lampe et pensa :

« J’arrive tard, Geneviève, trop tard. Mais j’arrive. »


Celle qui l’accueillit ne parla pas. Quand il se nomma, elle inclina la tête et lui fit signe d’avancer. Il aperçut de la lumière et du feu dans la salle à manger. Petite lumière d’une seule ampoule. Petit feu du poêle au ralenti. Il vit le fauteuil près de la cheminée, les tapisseries fanées des portières, le tapis sur la table ronde, les photographies agrandies dans leurs cadres dorés. Rien n’avait changé. Debout, le chapeau à la main, en visite chez lui, Raymond Capdenat entrait dans son passé comme dans un songe tragique. Il avait la figure d’un homme mal réveillé, un peu hagard, qui a eu froid en dormant et qui frissonne sous ses habits minces. Ses cheveux, jadis blonds, devenus gris, clairsemés sur son crâne, gardaient le désordre et le pli du sommeil. Trois profondes rides parallèles rayaient, en largeur, son front couturé, aux reliefs asymétriques. La lumière blessait ses yeux inquiets. Il comprit qu’on l’invitait à s’asseoir, et il s’assit sur le fauteuil de son père. Alors seulement, la femme qui le recevait dans sa maison paternelle dit quelques mots. Il entendit à peine ces mots, mais il la vit.

Une créature épuisée, un frêle paquet de petits os, dans une robe noire. La peau du visage collait aux pommettes que la couperose enflammait. Le misérable petit cou, faisceau de tendons apparents, sortait d’un châle noir à franges. Des cheveux roux éteints par la cendre de l’âge, deux mains minuscules au bout de bras secs comme des bâtons, c’était cela, le monstre ! Une vieille femme malade, que le souffle d’un homme jetterait par terre… Mais il y avait les yeux !

Clairs, fixes, luisants, couteaux d’acier sous les cils roussâtres, ces yeux exprimaient une énergie virile, une ironie désenchantée, une méfiance dédaigneuse, l’orgueil, surtout, le tranquille orgueil qui, tenant droit le fourreau usé du corps, brille au travers, comme une épée.


— Je vous remercie de m’avoir reçu, dit Raymond. Je ne saurais dire ce que j’éprouve. Vous comprenez mon émotion.

— Elle est bien naturelle, répondit Renaude. Prenez le temps de vous remettre. Vous paraissez très fatigué, monsieur…

Elle prononça, d’un ton plus bas :

— …Monsieur Capdenat… Cela me paraît si étrange de dire ce nom, ici…

— Vous pensez à mon père ?

— À votre pauvre père, oui. J’y pense constamment. Il me serait odieux de l’entendre blâmer, je vous l’avoue, et je ne le supporterais pas.

— Rassurez-vous. Je ne l’attaquerai pas. Nos dissentiments, nos malentendus, c’est le passé.

— J’aime que vous parliez ainsi. Je ne m’y attendais guère. D’après ce que l’on m’avait dit de vous…

— Du mal ?…

— Beaucoup de mal.

— Pourtant, vous m’avez reçu.

— Pourquoi ne vous aurais-je pas reçu ? Du moment que vous ne venez pas en ennemi, cette maison vous sera toujours ouverte, comme elle eût été ouverte à M. Alquier et… à la pauvre Mme Alquier…

Raymond considérait, obstinément, un dessin du tapis.

— Vous êtes toute seule ici. C’est bien triste.

— Je ne crains pas la solitude.

— Et vous avez vos souvenirs pour vous tenir compagnie.

— À mon âge, on n’en a plus d’autres.

— Puis-je vous demander de les évoquer pour moi, ces souvenirs ?… J’ai été