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ne viens pas vous réclamer mon héritage, et je n’ai pas besoin d’argent. J’ajoute que mes opinions et mes sentiments me séparent tout à fait de mon beau-frère, à qui je laisse toute la responsabilité de ses actes.

J’ai perdu, en perdant ma sœur, ce que j’aimais le plus en ce monde. Ce que je désire, aujourd’hui, c’est revoir encore une fois la maison de ma jeunesse et, parler avec vous de mon père et de ma sœur.

Je ne dispose que d’une soirée. Voulez-vous, simplement, répondre « oui » ou « non » au porteur de ce billet ? Si c’est oui, je me rendrai aux Cornières à 9 heures précises et ne vous retiendrai pas longtemps.

Ce sera sans doute notre première et dernière entrevue.

J’espère en votre réponse affirmative et vous prie de recevoir, d’avance, mon sincère remerciement.

Raymond Capdenat.


L’adresse écrite, il remit le billet à un gamin qui servait de commissionnaire puis il redemanda un grog et alla s’enfermer dans sa chambre.

Le gamin rapporta la réponse. On attendrait ce monsieur à l’heure qu’il avait choisie.


Raymond régla la note de l’hôtel et mit son sac à la consigne de la gare. Son train passait à minuit vingt. D’ici là, il aurait fait ce qu’il avait à faire.

Sur le pont, la rafale l’assaillit. Il marcha, en courbant les épaules, assourdi et presque aveuglé. Il traversa le bas quartier obliquement, tourna derrière Saint-Martial et parvint aux Cornières par la Barbecane. Là, il se mit à l’abri sous lé porche pour reprendre haleine. Entre les déchirures des nuages, une étoile clignotait que le vent souffla comme une bougie. Les deux lampadaires électriques tâchaient de repousser les ténèbres, mais leur clarté rendait plus obscures les galeries aux piliers trapus où s’amassait une ombre opaque. À cette heure, par ce temps, les Cornières désertes reprenaient l’aspect farouche qu’elles ont dans les gravures du dix-septième siècle. Elles redevenaient le lieu des embuscades, des duels et des enlèvements. Que de sang sur leurs pavés pendant les guerres religieuses ! Raymond se ressouvint de ses terreurs d’enfant lorsqu’on lui racontait qu’à la place de la fontaine s’élevait autrefois le bûcher des hérétiques… Puis il ricana tout bas. Il venait de penser que les bûchers avaient du bon, et les chemises de soufre…

Quelques points lumineux piquaient les sombres façades. Raymond marcha jusqu’au perron des Consuls pour voir dans son ensemble la maison, sa maison, arc-boutée sur ses piliers, élevant son corps qui bombait en avant et portant sa tour, à son flanc, comme une masse. Les fenêtres à meneaux du corridor dessinaient confusément leurs croix de pierre. Aucune apparence de vie — lueur, bruit, mouvement — dans cette bâtisse qui contemplait la nuit avec les yeux morts de ses vitres. Raymond entra sous la galerie. Il revit la boutique de la mercière, la porte cintrée, les clous de fer disposés en losanges sur le bois peint en vert foncé. Il sonna. Quelqu’un, de l’intérieur, fit jouer la mécanique qui commandait la porte. Elle s’entre-bâilla. Raymond la referma derrière lui.


Il monta. Son pied évitait, d’instinct, les places où la pierre était déclive et glissante. Sa main, sur la rampe, retrouvait le froid spécial du fer qui semblait humide. Il respirait l’odeur de cave de ce lieu où le soleil n’entrait jamais, et il crut qu’il rentrait chez lui après une fugue buissonnière et que le père allait remplir la maison de ses jurons et de ses fureurs. Sa mère l’attendait. Geneviève, sur le palier, guettait le bruit de son pas. Elle allait dire, de sa petite voix angoissée ?

« Raymond !… Comme tu arrives tard !… »