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gardé les numéros. On se demanderait d’où lui venait cet argent. Et on la prendrait pour une voleuse.

Comment n’avait-elle pas prévu ce risque ?… Le notaire la soupçonnait déjà. Elle se souvenait qu’il avait un air bizarre… Et elle se croyait une femme de tête ! Allons donc !… Alquier lui avait dit qu’elle n’était qu’une enfant. Il avait raison. Une enfant.

Elle réfléchit et dit entre ses dents :

« Voilà… Voilà… Il fallait y penser… C’est la solution. Il n’y en a pas d’autre. »

Le corridor est sombre, mais le reflet des deux lampadaires de la place suffit à Renaude pour se diriger. Elle tient l’enveloppe jaune et la clef fabriquée par Dogasse. À supposer le pire, qu’elle tombe malade, qu’elle meure, le magistrat qui fera l’inventaire trouvera la lettre et les valeurs dans le secrétaire de la chambre haute. Il pourra croire que Capdenat les y a placées et que Mlle Vipreux ignorait leur existence.

Renaude va vers l’escalier de la tourelle et, dans les pas de Geneviève, elle met ses pas. Le reflet expire au bas de la dernière marche. Dans la cage ronde où la spirale brisée s’élève, c’est le noir total. Sur la muraille, la main de Renaude atteint le bouton de l’interrupteur électrique. Blanche, aveuglante, la lumière jaillit. Renaude pose son pied sur la marche et s’arrête. Ce bruit ?… Qu’est-ce que ce bruit ?

Une espèce de bourdonnement, de sifflement… Une guêpe enfermée ? Non. En hiver, il n’y a pas de guêpe. Le vol des bêtes nocturnes est silencieux. Le marteau de la vrillette cogne plus net et plus sec les vieilles poutres… Elle prête l’oreille avec l’attention intense et concentrée du chasseur à l’affût. Rien. Elle n’entend plus rien. Elle monte une seconde marche… Le bruit recommence, plus sourd, un peu différent, sur un rythme de batteuse ou de cloche.

Ce bruit ne vient ni d’en haut, ni d’en bas. Ce bruit est partout et nulle part dans le haut cylindre blanc où la spirale de l’escalier s’élève, et ce bruit habite Renaude.

Inarticulé, variable, décevant l’ouïe qui veut le saisir, si faible qu’il semble une illusion des sens troublés, puis grandissant comme le flux d’une marée lointaine… Et ce battement… ce sifflement…

Renaude tend le cou, darde sa tête vipérine… Le vide… le vide de cet escalier saturé d’immobile lumière !… le vide éblouissant où recommence le bruit inexpliqué… Elle qui n’a pas tremblé dans les ténèbres sent ses mains se glacer… Allons ! allons ! Il n’y a rien ici. Il n’y a personne. Il n’y a que ce bruit. Et l’âme inflexible pousse la carcasse.

« Tu as peur ?… Tu as peur avec tes nerfs, ta chair, tes os. Tu as bestialement peur… De qui ?… De quoi ?… Elle est morte. Les morts ne reviennent pas. Et si Elle revenait, qu’importe ?… Je ne l’ai pas tuée. Je n’ai pas poussé la voiture dans la rivière. C’est un accident. Je ne suis pas responsable d’un accident. »

Un effort. Une marche… Ah ! misérable corps, guenille usée ! Il se tend, monte encore une marche. Qu’a-t-il donc rencontré ? Quelque chose l’empêche d’avancer, et il n’y a rien… Va !… dit l’esprit souverain. Le corps est à bout de forces. Il cède. Le bruit de marée l’étourdit. Repoussée par l’invisible, Renaude descend, descend, à reculons, et la pulsation formidable de son cœur couvre tous les bruits du monde.