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pièce en pièce, étonnée de se voir surgir dans les miroirs, souffrante, irritée, fiévreuse, haletante, mais dressant sa petite tête vipérine et défiant tous les fantômes nés de la solitude et de la peur.

La pluie battait les vitres. Le vent secouait les volets. Renaude disait :

« C’est la pluie. C’est le vent. »

Et elle rentrait dans sa chambre où elle dormait sur son trésor.


Il était là, son trésor, éparpillé sur le lit : l’argent, les titres et la lettre — cette lettre plus précieuse que tout. Renaude se rappela comme elle la touchait, dans la poche de son tablier, pendant que Lucien Alquier fanfaronnait devant elle.

C’était à ce moment-là que la camionnette était arrivée avec le cadavre.

La lettre était encore dans la poche du tablier, le lendemain des funérailles, le jour du départ de Lucien.

« Vous parlerez, disait-il. Je saurai vous faire parler. »

Pourquoi ne lui avait-elle pas jeté la lettre au visage ?

Elle la déplia, cette lettre, lue et relue cent fois, et qu’elle savait par cœur. Ici, l’écriture de Geneviève, là, l’écriture de Bertrand. La femme avait mis en post-scriptum : « À brûler. » L’homme avait préféré renvoyer la lettre alourdie de mots d’amour. Et Geneviève, alors, n’avait pas eu le courage de la détruire.

Renaude lut :

Geneviève, ma maîtresse adorée

Et plus loin :

Ce sépulcre blanchi, cet homme dont l’âme sent la pourriture

Elle se représentait la figure de Lucien quand il verrait cela et le reste. Le reste, les phrases chaudes qui sentent la chair et les caresses, comme le lit luxurieux où deux amants se sont étreints. Elle rejeta le papier sur le tas de valeurs et de billets de banque. Ses pommettes s’ensanglantaient. Elle crispa ses mains et cria, par deux fois, le mot qui avait fait pâlir Geneviève, le mot qui souffletait l’amour :

« Saleté !… saleté !… »


Puis elle remit les papiers en bloc dans l’enveloppe jaune, replaça l’élastique et glissa le paquet sous la couette de plumes. Plus calme, elle se dévêtit et se coucha. Comme chaque soir, elle dévida mécaniquement ses prières. Et la voix qui avait parlé à Caïn ne lui demanda pas :

« Qu’as-tu fait de Geneviève ? »

La lampe éteinte, elle crut s’assoupir. Une sensation pénible, dans la poitrine, la réveilla. Toujours ces étouffements !

Bausset lui avait ordonné une potion calmante. Elle but une cuillerée du médicament et se remit à penser aux papiers cachés dans son lit. Ni le juge de paix ni le notaire n’avaient soupçonné qu’ils fussent là. Renaude faisait sa chambre elle-même. Oui, la cachette était sûre. Cependant… Une pensée la fit frémir. La servante de la mercière avait proposé d’aider Mademoiselle à retourner les matelas. Et elle avait une manière de regarder dans les coins, de s’empresser :

« Que Mademoiselle ne se fatigue pas. J’irai chercher ceci, chercher cela… Je ne crains pas les escaliers. »

Trop de zèle. Un zèle suspect. Renaude le savait : il n’est pas de porte et de serrure qui défende un secret contre la curiosité patiente d’une femme. Et il y a des gens à vendre, des gens qu’un Lucien Alquier peut acheter. Elle s’irrita contre sa faiblesse. Pourquoi ne pouvait-elle balayer, frotter, laver le linge comme d’autres, plus âgées, le font chaque jour ! Elle décida de se soigner, puis de congédier la fille.

« Et si j’étais malade, inconsciente et qu’on voulût me changer de lit ? »

Cette idée la fit se dresser sur son séant. Elle imagina la servante, ou Bausset, ou Sœur Antonine trouvant l’enveloppe jaune et les valeurs dont la banque avait