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pour lui apporter les plaisirs refusés à sa jeunesse, et le plus grand de ceux qu’il lui réservait était un plaisir tout cérébral.

Elle disait naguère à Capdenat :

« Mon péché, ce n’est pas l’avarice. C’est la fierté. »

Elle appelait « fierté » l’incoercible orgueil qui saignait en elle depuis l’enfance. Tout l’avait blessé, cet orgueil : la ruine des parents, le célibat imposé à la fille ardente et pauvre, la souffrance de vieillir sans avoir mangé à sa faim et bu à sa soif le pain et le vin de la vie, sans avoir eu d’autre champ d’action que la chambre d’une infirme, d’autre société que de petites gens, des prêtres et des religieuses. Une Aubette, bornée et puérile, peut s’en contenter. Cette existence de souris dans son trou est faite à sa mesure. Mais une Renaude Vipreux !… Celle-là compare à ses piètres voisins sa personnalité originale et vigoureuse ; à leurs petites ambitions, ses immenses besoins inassouvis ; à leur myopie morale, sa vision rapide et dominatrice de toutes les terres promises où elle n’entrera pas. Être de la race des forts, et se sentir entravée ! Être de la race des maîtres et servir !… Quel supplice pour Renaude ! La déchéance, l’ignoble injure de Capdenat, et par contraste — fer rouge sur une plaie — cette révélation vivante de la beauté, du luxe, du coupable amour : Geneviève.

« Et moi, alors, et moi ?… Moi qui n’ai rien eu que les miettes du repas, moi, vieille, dépendante et humiliée, je n’aurai rien à dire ? Je devrai ne rien faire ? J’assisterai, passivement, à ce scandale ?… Non !… Si le vice ne reçoit pas son châtiment, je douterai de la justice de Dieu. Je dirai que la chasteté, le dévouement et l’abnégation ne sont qu’une monnaie de singe. »

Et l’acte avait suivi la pensée.

Sachant tout depuis le premier jour, possédant la lettre prise dans le secrétaire, Renaude avait vu Geneviève se flétrir et se désespérer. Comme on s’accoutume à l’alcool, elle s’était accoutumée à cette délectation. Il lui a fallu la renouveler, la compliquer, la raffiner. Et, toujours, elle s’était dit à elle-même, dans les soliloques des insomnies où elle remâchait son venin :

« Ce n’est pas cette femme que je déteste. C’est son vice. »

Et elle le croyait.

Son orgueil démentiel baptisait de noms flatteurs le monstre qu’elle couvait dans ses entrailles. Comme deux lames s’aiguisent l’une contre l’autre, sa haine s’était aiguisée à la haine de Capdenat. Dans leur vie étroite et murée, la haine, démesurément accrue, employant les forces inutilisées de l’imagination, prêtait aux deux êtres sédentaires l’illusion de l’activité et de la puissance. Tenir les fils d’une marionnette humaine, la diriger à son insu, assister à ses mouvements qu’elle croit libres, savoir qu’on peut la briser et qu’on la brisera, quel goût cela donne à la vie !

Cette jouissance démoniaque, Renaude en avait connu le paroxysme dans les scènes qui avaient suivi la mort de Capdenat. Alors, s’était présenté un adversaire digne d’elle, cet Alquier, qu’elle admirait parce qu’elle le redoutait, lui seul ! Et soudain, ce choc : la mort de Geneviève. Choc tout matériel, qui avait détraqué la machine physique de Renaude. L’âme orgueilleuse n’avait pas fléchi. Elle avait commandé :

« Marche, carcasse ! »

Et la carcasse tremblante avait obéi à l’âme forte, à l’âme impavide qui ne connaissait pas le remords.

Après, quand elle était restée seule dans la maison déserte aux meubles scellés de bandelettes, seule avec le souvenir, Renaude l’avait regardé en face et n’avait pas eu peur de lui. Il y avait eu des nuits où, ne pouvant respirer couchée, elle se levait pour calmer ses nerfs douloureux. Traînant ses pantoufles, serrée dans son châle, telle qu’elle était apparue à Geneviève dans la chambre haute, elle errait de