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que rien n’intéressait plus. La passion sénile, têtue, déformante, usa les freins qui la retenaient : les scrupules d’une probité jadis intransigeante, le respect des lois, le culte familial du nom. Capdenat devint un maniaque que rien, dans sa solitude, ne distrayait de sa manie. Il fit cent projets de testament, étudia le code pour le violer et goûta une joie parfaite, devant sa fille, en pensant au bon tour qu’il préparait.

Mlle Vipreux ne se rendait pas. Irrité par sa résistance, comme un amant par les refus d’une femme désirée, il s’acharnait à la convaincre.

Il ne s’ennuyait plus. Il avait le sentiment de sa puissance. Il agissait. Il vivait.

Arriva l’étonnante aventure de Renaude. Son cousin Ferrier lui proposa de le suivre en Amérique. Elle refusa de s’expatrier et elle accepta le cadeau que son parent lui offrait : non pas cent cinquante mille francs, comme elle le laissait croire, mais cinquante mille.

Alors, l’idée qui flottait, nébuleuse, dans le cerveau de Capdenat prit sa forme définitive : l’emprunt supposé de cent cinquante mille francs.

« Je garde les reçus dans mon coffre, avec les valeurs que je retire de la banque, où je ne laisserai, en dépôt, que la somme nécessaire pour vous rembourser les-deux tiers des créances, la maison représentant l’appoint. Moi vivant, vous n’avez rien. Je fais toucher, à Paris, les coupons de mes rentes, et nous vivons comme devant. À ma mort, sans attendre l’arrivée des corbeaux… »

Les corbeaux, c’était Raymond et Geneviève.

« … Vous prendrez dans mon coffre la grande enveloppe jaune où sont vos reçus et mes valeurs. Vous les mettrez en sûreté et vous irez chez le notaire quand il vous convoquera. Les corbeaux croasseront. Vous laisserez croasser. Votre affaire est bonne. C’est le vieux Capdenat qui l’a réglée et le vieux Capdenat est un malin. Vous aurez cent mille francs, la maison, les meubles et un joli paquet de titres que vous ferez vendre plus tard, prudemment. Le procédé est illégal, mais il n’est pas malhonnête puisque je ne donne que ce qui m’appartient. »

Renaude, à la fin, s’était rendue. Elle ne considérait pas que ce fût un crime de tourner la loi. Pour elle, comme pour beaucoup de femmes ignorantes, la loi civile était quelque chose d’abstrait, connu des seuls spécialistes, magistrats et notaires, qui gênait ou protégeait les plaideurs et qui n’avait pas un caractère sacré. Elle pensait aussi que Capdenat l’épouserait et que le mariage lui donnerait des droits légitimes. Elle y pensait encore quand le bonhomme était mort, entre ses mains, trop tôt. Avait-il seulement songé à épouser sa gouvernante ? Jamais il n’avait dit un mot qui ressemblât, même vaguement, à une promesse. Peut-être avait-il un goût persistant pour les femmes bien en chair, qui le détournait de la maigre Renaude. Peut-être craignait-il de perdre son autorité si Renaude n’avait plus à ménager, en lui, le maître de l’avenir. Ce qu’il aimait dans la personne de Mlle Vipreux, c’était surtout l’instrument de ses rancunes, la verge qui frapperait ses enfants.

Elle aussi qui d’abord avait détesté ce tyran grossier, elle avait fini par aimer, en lui, l’instrument de ses rancunes.

Et les choses s’étaient passées comme Capdenat les avait prévues et voulues.


Quand Renaude avait pris, dans le coffre, l’enveloppe jaune, elle ne savait pas exactement ce qu’elle y trouverait, sauf les reçus. Les cent soixante mille francs l’éblouirent, mais l’argent ne lui donna pas ce merveilleux vertige que l’idée de la revanche prise, de la bataille gagnée lui procurait par avance.

Elle était sincère en affirmant :

« Je ne tiens pas à l’argent. »

L’argent, ce n’était qu’un moyen, un outil, un symbole. Il venait trop tard