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— L’argent et la maison ?

— Comme M. Capdenat l’avait décidé.

— M. Alquier est très riche. Il a juré de vous exaspérer et de faire traîner en longueur le règlement de la succession. Et je sais qu’il s’occupe aussi de faire gracier son beau-frère.

— Je ne les crains ni l’un ni l’autre.

Elle quitta l’étude, tremblante de fureur inquiète.

« Cet Alquier ! Il finira par circonvenir le notaire ! »

Malgré la bise qui soufflait du Nord, elle releva sa voilette bordée de crêpe. Elle étouffait.

Elle monta l’escalier de la maison si vite qu’elle perdit le souffle et tira la porte derrière elle à grand bruit. Son dîner l’attendait sur le fourneau. Elle mangea deux bouchées et repoussa l’assiette.

« Cet Alquier !… Cet Alquier !… »

Elle était seule. Pourquoi se fût-elle contrainte ? L’ivresse de la fureur l’agitait comme une épilepsie. Une chaise la gênait. D’un coup de pied, elle la renversa.

Puis elle marmonna :

« Attends !… Attends !… Tu n’attendras pas longtemps. Ah ! tu veux m’exaspérer ! Eh bien, tu auras de mes nouvelles… »

Elle hochait la tête, secouait les doigts, défiait l’adversaire invisible.

« Attends !… Attends ! »

Elle monta dans sa chambre, la seule, avec le grenier et les dépendances du grenier, où les scellés ne fussent pas mis.

Renaude défit le lit, et l’édredon rouge tomba sur le carreau. Un oreiller glissa dans la ruelle. Entre le matelas et la couette de plumes Mlle Vipreux passa son bras, l’allongea en tâtonnant et saisit quelque chose qu’elle ramena. C’était une très grande enveloppe jaune entourée d’un large élastique.

Elle s’assit sur le lit, enleva l’élastique et ouvrit l’enveloppe, étalant le contenu sur la couverture de cretonne : des récépissés d’une banque périgourdine, au nom de Renaude Vipreux, une liasse de billets, des titres au porteur, environ cent soixante mille francs, une fortune.


Elle revoyait Capdenat, discutant avec elle sur les moyens de lui assurer son héritage. Elle n’avait rien demandé. Elle ne voulait rien. C’était lui qui la pressait :

« La loi ! disait-il, mais tout le monde viole la loi quand elle est contraire à la justice ! Est-ce que je n’ai pas gagné moi-même mon argent ? Il ne me vient pas d’un patrimoine. Ma femme ne me l’a pas apporté en dot. Je n’en suis pas le dépositaire, mais le maître. J’ai le droit d’en disposer. Aurais-je donc travaillé, toute ma vie, pour un anarchiste et une gourgandine ? Non. Mes enfants n’auront rien de moi. S’ils héritaient seulement d’une paille, je me retournerais dans ma tombe ! »

Elle se défendait. Monsieur ferait ce qu’il voudrait. Elle ne serait pas complice. Elle l’avait éclairé sur ce qui se passait dans sa famille, parce qu’il était le père et le maître, mais elle n’y avait pas d’intérêt personnel. Elle était dévouée à Monsieur, seul comme elle, malheureux et méconnu. Qu’il la traitât en amie, en confidente, cela suffisait au cœur de Renaude.

Capdenat avait presque pleuré tant cette affection de sa gouvernante caressait doucement son orgueil. Méconnu. C’était bien le mot qui résumait sa vie. Il avait été méconnu. Mais il n’était pas une dévote, qui avale des crapauds pour l’amour de Dieu et dit merci.

« Moi, je ne veux pas qu’on se f… de moi, ma bonne amie. »

Chercher la combinaison qui lui permettrait de déshériter ses enfants — et surtout Raymond — ce fut, pendant des mois, l’occupation quotidienne de cet esprit