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lité du matériau, mais qui n’eût pas fait grâce d’un centime ou d’une journée à un débiteur malchanceux. Il inspirait confiance par le meilleur et pat lé pifè de son caractère. Chez lui, les commis pâlissaient en entendant son pas dans l’escalier. Sa femme, une blonde anémique aux yeux rougis, aux lèvres pâles, arrêtait les jeux des enfants :

« Chut… Geneviève ! Raymond ! voilà votre père… »

Vite, les enfants gagnaient la « chambre haute » où ils avaient leurs pupitres et leurs jouets. Geneviève rassurait son frère. Plus jeune de quatre ans, elle paraissait l’aînée, grande, rose, éclatante sous ses tresses couleur de paille, tandis que Raymond, un blondin maigriot, aux yeux de fille, aux omoplates saillantes, n’était qu’un faisceau de nerfs. Très intelligent et rebelle à toute discipline, il se plaignait de migraines, lisait tard, la nuit, en s’éclairant avec des bouts de bougie volés aux chandeliers de la cuisine. Souvent, lorsqu’arrivait le bulletin du collège, Capdenat traînait son fils dans le bureau que les employés avaient quitté. Les cris aigus du garçon perçaient sous les meuglements du père. Geneviève sanglotait :

« Maman… Maman. Il le bat ! »

La mère se prenait le front dans les mains et gémissait, comme si elle avait reçu les coups, mais elle ne pleurait qu’à l’église, Capdenat détestant les larmes des femmes. Si faible qu’elle passait pour stupide comme les gens terrorisés, des dévotions puériles, des travaux à l’aiguille, d’innocents commérages, un reste de fierté d’avoir été une Dupuy-Lapauze, les soins matériels de la maternité étaient les seuls plaisirs de sa pauvre vie. Aimait-elle son mari ? Qui sait ? On voit de ces créatures chétives rendre un culte plein d’effroi révérentiel à des hommes tels que Capdanat, espèces de Molochs velus, étouffant d’un sang trop riche et prédestinés à l’apoplexie. Mme Capdenat, venu l’âge critique, exagéra sa piété. Elle rogna sur le budget de sa toilette pour accroître ses aumônes et elle habilla sa fille adolescente avec des robes tristes et de gros souliers. Défense de friser ses cheveux. La poudre de riz, Geneviève la connut par ouï-dire, ainsi que les parfums, les jolis bas, les jupons soyeux. Sa jeune poitrine gonflait une épaisse brassière de coutil. Elle portait des jarretières de paysanne et se lavait à l’eau froide en toute saison. Ses lectures étaient choisies dans un esprit d’édification par une femme ignorante des lettres, méfiante des arts, dont la sensibilité s’était repliée et faussée.

Jamais il ne lui fut permis de monter à bicyclette. Jamais, pendant un séjour que les Capdenat firent à Toulouse, elle n’alla au théâtre du Capitole, et ce fut pour elle un événement que de passer une soirée au cinéma. Un film américain, tremblotant et pailleté d’étincelles, montrait un jeune ingénieur qui baisait sur la bouche, dans un parc de Californie, la fille d’un roi de l’acier… Mme Capdenat sortit en tirant sa fille après elle. Capdenat haussait les épaules. Il trouvait sa femme imbécile, mais, après tout, elle était une Dupuy-Lapauze : elle savait ce que les jeunes filles « bien » peuvent voir ou entendre. Lui n’avait pas d’opinion. Ce soir-là, il emmena son fils au café, après le cinéma, et lui offrit un grog et des cigarettes, car il était, sans le savoir, un père de tradition romaine qui laissait les femmes au gynécée et décidait du moment où son fils prendrait qualité d’homme.

Conseiller municipal, adjoint au maire, il était sûr d’avoir la mairie quand le vieux Boumac, qui portait l’écharpe depuis vingt ans, mourrait enfin de son catarrhe. Il serait député ou sénateur… En 1914, il se présenta aux élections législatives, il commença sa campagne en arrosant de vin rouge et d’armagnac l’enthousiasme des citoyens, la bourse ouverte, la main tendue et sa voix de cuivre clamant des vérités premières parmi la fumée des pipes et le chambard.


Comme tous les gens de sa race, politicien né, il avait un don naturel d’éloquence grossière et sonore. Le marquis de Bajac, son adversaire, parut de mince étoffe.