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LA VIE LITTÉRAIRE


FRANÇAIS MOYEN

Si M. Édouard Herriot n’a pas inventé « le Français moyen », il a du moins vulgarisé, rendu familière, enrichi de sens l’expression qui définit ce compatriote sage et lucide qui n’est tout de même pas le Français de juste milieu, créateur, voilà plus d’un siècle, de la monarchie de Louis-Philippe. Autrement dit, le Français moyen ne saurait être nécessairement qualifié de bourgeois, grand ou petit. Ce n’est plus ici une question de classe, mais une affaire d’intelligence, et nous comprenons parfaitement ce que, par cette désignation en deux mots : « Français moyen », M. Édouard Herriot a voulu dire.

Ce grand universitaire, qui fait simultanément de la politique et des livres, a le secret des expressions qui saisissent l’esprit en lui offrant une image. Il y a quelques années, au cours d’un débat sur les questions religieuses mêlées par les uns, opposées par les autres au dogme républicain, M. Herriot ne dissimula point sa déférence attendrie pour a les Soutanes vertes », entendez : pour les humbles prêtres qui, dans la plus grande misère matérielle, le dénuement du Christ, poursuivent avec tant d’abnégation leur mission chrétienne. L’expression est restée. Même elle a été romancée et vous vous rappelez que Mme Isabelle Sandy a publié sous ce titre : les Soutanes vertes, dans L’Illustration, l’un des plus beaux livres de son œuvre. Mais le prêtre en soutane verdie, le pasteur plus démuni que le plus pauvre des pauvres de son troupeau, le saint de village dont l’apostolat atteint parfois au sublime, ne saurait être considéré comme un prêtre de juste mesure. Nous ne le voyons point participer du prudent équilibre qu’entend mettre dans sa vie, ses attitudes et ses goûts ce Français moyen, lequel, évidemment, ne prétend point au sublime.

Si, d’ailleurs, le sublime était à la portée de chacun, il cesserait d’être sublime. Si les saints et les génies réalisent le dynamisme spirituel et l’ornement intellectuel des sociétés humaines, il ne faut point, évidemment, que des génies et que des saints dans une vie sociale. Ces êtres d’exception relèvent la balance où pèsent par ailleurs le parasitisme des crétins et la malfaisance des coquins. Mais, pour que l’équilibre se rétablisse sans trop de convulsions ni de chaos, il faut l’axe solide que représente la moyenne morale ou mentale des êtres. Et cela prend le caractère d’une vérité aussi bien sociale que politique, aussi forte dans le domaine des lettres que dans celui des arts.

Sur le terrain social, les conceptions « moyennes » détiennent contre les mirages, les nonchalances ou les égoïsmes l’œuvre des réalisations pratiques et solides. Elles font les évolutions progressives et non point les révolutions qui toujours sont suivies de régressions inévitables ou d’une mise au point nécessaire. Dans le domaine politique, le Français moyen, évadé de la « tyrannie » et menacé de l’anarchie, a créé ce compromis, en somme raisonnable parce qu’accessible à la raison de tous, qui se nomme le régime parlementaire. Que cette « moyenne » mise en œuvre s’avère trop souvent une médiocrité, cela, sans doute, c’est la faute des hommes qui gâtent toujours, par leurs insuffisances ou leurs exigences, l’application des principes les meilleurs. Car, bien que l’exaltation d’un qualificatif puisse jurer avec la paisible image suscitée par l’expression de M. Herriot, il faut bien reconnaître que les êtres moyens prennent, dans la foule ou dans les groupes, un caractère d’exception et même d’idéal. De cela, vraiment, nous ne saurions douter. Ici comme ailleurs, la généralisation serait une fantaisie verbale. Si l’on entreprenait de créer « l’Association des Français moyens » et qu’il fallût justifier de titres certains pour être admis dans ce parti de l’équilibre et de la mesure, on n’y inscrirait point sans doute les multitudes. À l’épreuve, le groupe des Français moyens s’affirmerait une sélection et l’on pourrait alors constater que son influence, si réelle dans le destin social, artistique ou littéraire d’une nation, se réalise moins encore par le jeu du nombre que par l’autorité du rayonnement.

J’ai parlé de littérature et d’art et je sens venir ici les objections vives ou même violentes, railleuses ou même dédaigneuses. Dans le livre, particulièrement, l’innovation et les audaces ont, il faut bien le reconnaître, rencontré peu d’accueil auprès du public moyen. Est-ce à dire que ces méfiances, même cette mauvaise grâce procèdent d’un goût absolu d’immobilité et d’un aveugle instinct de conservation ? Le jugement ne doit point ici prendre cette expression sommaire. Le lecteur « moyen » a des prudences qui ne sont pas des incompréhensions. Il n’accepte pas toutes les nouveautés qu’on lui propose. Il prétend juger l’expérience et nous ne lui en voudrons pas trop de ces lenteurs si nous voulons bien reconnaître que son adhésion retardée se fera pourtant décisive. On peut dire que c’est le Français moyen qui dresse la liste des écrivains « classiques ». Si l’Académie française qui se recrute par cooptation était faite de Français moyens, elle grouperait, sans doute, un plus grand nombre d’immortalités réelles et prendrait dans l’histoire de l’esprit d’un peuple un rôle moins discuté et plus précis. Cela ne veut pas dire que la décision du public moyen, peut-être trop constamment réservé dans ses élans et ses enthousiasmes, ne doive pas être, de temps à autre, orienté, voire excité, par d’autres forces ou d’autres magnétismes. Le rôle du Français moyen, du lecteur moyen, de l’auditeur ou du spectateur moyen peut se faire considérable, même indispensable sans, toutefois, se suffire à lui seul. Il faut des orages et des tempêtes dans les spectacles de la nature que rendraient trop monotones les constantes sérénités. En d’autres termes, l’action du régulateur peut et doit se composer avec le dynamisme de l’animateur.

Que si nous transportions les expressions de M. Herriot dans le domaine sentimental, j’imagine qu’elles y perdraient beaucoup de leur valeur et de leur sympathie. Les femmes estimeront difficilement qu’un amoureux moyen soit l’amoureux le plus souhaitable. Mais les femmes et aussi les hommes, quand ils sont des êtres de passion, se soucient peu de ces histoires d’équilibre. La passion ne s’accommode pas de la juste mesure ni même d’aucune sorte de mesure. Reconnaissons que le Français moyen n’est point un personnage romanesque. C’est, au regard féminin, une grâce et une flamme qui lui manquent. Mais il réunit, par ailleurs, tant d’autres qualités que l’on peut bien lui passer quelques insuffisances.

Albéric Cahuet.