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cri qui avait surpris Geneviève lui parvint encore, et, comme l’automobile franchissait la place, le rayon, effleurant une arcade, toucha un tas de chiffons gris la fileuse centenaire assise au seuil d’une porte entr’ouverte.

…La voiture est déjà loin, mais la main de Geneviève tremble sur le volant Il lui semble que cette force qui la possédait au départ commence à se retirer d’elle. L’arrêt dans le village a marqué le point extrême de sa tension nerveuse. Épuisée par l’insomnie, à peine nourrie, depuis le matin, d’un peu de thé, va-t-elle tenir jusqu’à Puy-le-Maure ?

Elle accélère la vitesse. C’est encore la solitude du causse, encore le vaste ciel aux noirs moutonnements, encore la course voilée de la lune.

Un village… Elle y entre lentement.

Saint-Mars-de-la-Lande !

Geneviève a donc perdu sa route ? Elle n’a fait que tourner en rond, et la voici revenue au village mort. Elle s’arrête. Quelque chose l’arrête. Une force étrangère opposée à cette force interne qui faiblit. Une force anonyme, une force méchante, émise, comme une onde, par une lointaine volonté hostile. Ces frissons qui transportent les voix et les images à travers les airs, ne peuvent-ils transporter l’amour ou la haine !… Renaude Vipreux pense à Geneviève, là-bas, et sa pensée crée peut être cette force ennemie qui grandit autour de la fugitive…

« Allons, je perds la tête… Je suis si fatiguée… si fatiguée !… »

Encore le cri léger. La vieille Parque est là, sous l’arcade. Si vieille, si vieille, elle n’a plus de sommeil et, quand elle entend une automobile, elle sort, fascinée, pour avoir des sous. Elle bouge. Va-t-elle s’approcher ? Ses yeux éteints distinguent-ils la voiture et la femme au bandeau noir ? Elle se soulève, avance, tâtonne. Cette fois, c’est Geneviève qui a crié… Entre ces maisons mortes, entre ces arcades qui ressemblent aux Cornières, elle a cru voir Renaude Vipreux !

L’automobile bondit dans la rue bordée de ruines, et la nuit s’ouvre au double soc de ses rayons. L’étendue. La solitude, le carrefour. Geneviève tout droit file sur la route semée de pierres. Tout droit. Longtemps. Elle se sent très lasse et, dans sa tête malade, les images défilent, les idées se heurtent, ses artères battent à ses tempes et à ses poignets. Ses doigts se crispent sur le volant. Elle va. Le ciel noircit. Plus de lune. Elle va. La pluie tombe. Elle passe à travers la pluie. L’air chante à ses oreilles, ou bien est-ce que ses oreilles bourdonnent ? Elle va. Et voici que la lumière des phares recommence à palpiter… Allons, du courage !… Gagnons des kilomètres et des minutes… Le plateau s’abaisse. Des bois. Des cultures. Les limites du désert. Et plus bas, une rivière.

Comme elle brillait, sous la lune de mai, la Luzège corrézienne !

La route descend vers une de ces failles qui coupent le plateau. On ne les voit pas avant d’être au bord. La terre se dérobe et l’on s’engouffre sur une pente. Attention, disent les poteaux, et ils montrent des signes annonciateurs du danger. Mais la bonne machine obéit aux moindres mouvements de la main qui la conduit. Des châtaigniers. Des rochers. En bas, des vapeurs confuses et le fracas des eaux parmi les pierres.

La voiture s’engage sur la pente et, tout à coup, c’est la nuit totale : les phares éteints.

Mais l’élan est donné, le moteur bat, les roues tournent, la machine fonce… Immobile, les yeux pleins de ce noir absolu où elle entre pour l’éternité, Geneviève accepte… Cela dure… Un instant ou un siècle ?… Elle n’a pas le temps d’avoir peur Elle a le temps de dire :

« Maintenant, et à l’heure de notre mort… »

L’heure est venue…


(À suivre.)