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et perd pied et doit choisir, sous les tenailles de l’angoisse, de vivre ou de mourir !

Mourir, c’est si facile. Pourquoi Geneviève avait-elle choisi de vivre ? Vivre, c’était l’humiliation, pire que le danger, c’était la lutte contre Lucien qui aurait le droit pour lui et saurait, avec quels raffinements ! déshonorer Geneviève. Elle acceptait cette honte. Pourquoi ?

La mort ne l’effrayait pas. La mort l’attirait, l’Ange noir qui, toute une nuit et tout un jour, lui avait chuchoté à l’oreille la promesse du repos. Couchée sur son lit, le visage enfoui dans l’oreiller, elle avait écouté le Tentateur. Mourir ? Oui, ce serait facile, si facile ! Mais Quelqu’un, soudain, avait parlé à son âme et dans son âme. Quelqu’un qui avait dit :

« Non. »

Et l’Ange noir avait fui. La paix était venue avec le soir.

Vivre, soit, mais partir. Ne plus respirer dans la maison où respirait l’Ennemie. Ne pas assister à la dénonciation, après un hideux marchandage. Partir ! Tout confesser à Mme de l’Espitalet et lui demander asile pour quelques jours où quelques semaines, jusqu’à ce que la lettre adressée aux Chabaraud fût parvenue à Raymond et que Raymond fût venu au secours de sa sœur.

Après ?… Que c’était loin et confus, l’ « après » !


La voiture avait repris son élan souverain, cette projection de bolide, allant à son but, dans la solitude du causse. Le plateau n’était qu’une mer de ténèbres, et, au-dessus, déferlait l’immense courant des nuages poussés par le vent d’ouest. La lune, émergée, submergée, courait en sens contraire.

Les phares éclairaient une route pierreuse, bordée de terrains pierreux, les taches noires des ajoncs, les pyramides des genévriers. De loin en loin, une masure.

Un poteau surgit à un carrefour. Geneviève lut Gramat, mais ne distingua pas l’indication des distances kilométriques. Le vent tombait. Les nuages écartèrent régulièrement leurs bandes houleuses et, derrière, la lune pâlissait le ciel.

Une maison parut, la première d’un village. Geneviève ralentit, cherchant la plaque indicatrice qu’elle ne voyait pas. Soudain, elle aperçut une forme devant le capot, l’esquiva d’une embardée, crut entendre un cri et s’arrêta.

Elle était sur une petite place entourée d’arcades, devant une église.

Saint-Mars-de-la-Lande,

Ce cri ? Elle descendit et regarda autour d’elle s’il n’y avait pas là, homme ou bête, une créature blessée. Mais à cette heure, dans ce village mort, qui pouvait rôder parmi les ruines ? Elle ne vit rien.

Depuis qu’elle avait passé par là avec Bausset, les arcades avaient fléchi en maints endroits, et les façades se lézardaient. L’ondulation des schistes, sur les toits, disait la fatigue des charpentes. Les volets disloqués pendaient. Les vitres, par leurs cassures, laissaient entrer la nuit, la pluie, le vont, les bêtes de l’ombre. Les orties foisonnaient plus dru au pied des murs, jusqu’entre les dalles fendues des seuils, et, dans les ruelles, des maisons éboulées formaient barricade. Qu’étaient devenus les habitants ? Y avait-il encore des habitants dans ce village ? Le vieux Lacrouzille, où était-il ? Et sa femme qui voulait être enterrée à Saint-Mars-de-la-Lande, reposait-elle au cimetière ?

Les derniers habitants du village abandonné, n’était-ce pas la Vierge romane assise dans la voussure du porche avec l’Enfant mutilé qu’elle présentait aux fidèles disparus ? Elle croulerait aussi, la Vierge mère, comme l’église, comme le village, ou bien un archéologue l’emporterait et la mettrait dans un musée où personne ne la prierait plus, où elle ne consolerait plus personne.

Ce village !… Le silence de ce village…

Une horreur sacrée pénétra Geneviève. Elle fit un geste, et la grande voiture démarra. Les phares palpitèrent Leur lumière baissa puis se raviva. Le même