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papillon ou phalène. Elle avait la puissance, la souplesse, la précision d’une machine de guerre. Le garagiste l’admira.

— Ça, madame, ce n’est pas un joujou. C’est de la belle voiture. Et qu’est-ce que ça peut coûter ? Dans les quatre-vingt mille !

La capote était baissée. Geneviève ne la fit pas relever. Elle ne craignait pas le vent, et elle verrait mieux sa route.

Sans effort, presque sans bruit, la machine formidable s’anima au geste d’une petite main.

Elle dévala par le bas de la rue de la République, traversa le pont, enfila la rue ouvrière du quartier neuf et stoppa devant la gare, le temps que Geneviève jetât une lettre à la boîte.

Puis elle repassa la rivière, en aval de Villefarge, où il y a un vieux pont de pierre, et commença le même voyage que Geneviève avait fait, avec le Dr Bausset, un matin bleu comme le bonheur. Elle gravit la rampe du plateau, d’où l’on voit le clocher de Saint-Martial diminuer et disparaître dans la vallée. Quelques feux piquaient l’obscure profondeur. C’était Villefarge, les Cornières, la maison où l’Ennemie attendait le jour, c’était le passé de Geneviève qui s’enfonçait derrière elle, au puits de la nuit. Chaque rotation des roues, quadrige d’astres métalliques, accrochant des reflets errants, délivrait la fugitive, l’allégeait, la soulevait. Le front pressé d’un bandeau noir, les mains au volant, les pieds aux pédales, l’œil fixe et dilaté, les lèvres jointes, fendant l’air humide qui se divisait en un double courant mystérieusement musical, elle allait, confondue avec la machine, sans regrets, sans crainte, sans désirs, sans chagrin, sans pensée, pareille à quelque grand oiseau migrateur et solitaire, qu’une étrange aurore annonçait à l’horizon.

Dans les gorges bouillonnantes d’eaux furieuses, par les routes en lacet qui descendent vers les torrents, par les chemins labourés d’ornières, hérissés de cailloux, glacés de boue glissante, la voiture fila, épouvantant les cyclistes qui roulaient sans lanternes et les charretiers somnolents. La vie crépusculaire des villages se retirait des rues. Portes closes, les gens soupaient. On les voyait par les fenêtres, assis autour des tables. Des chiens s’élançaient en aboyant. La voiture passait. À peine l’avait-on entendue. Sur la route, d’autres voitures la croisaient, qui recevaient à la fois sa clameur, son éclair, le foudroiement de son passage. Étincelant et sombre, le météore avait fui.

Les routes s’embranchèrent aux routes. Les villages, plus espacés, s’endormirent. Les cyclistes, les charretiers disparurent des chemins. Une pluie fine détrempa le sol. Les rayons des phares devinrent deux tremblantes antennes vaporeuses, tâtant une muraille d’ouate grise. La route s’éleva. La voiture aborda le haut plateau pierreux, sans arbres, le causse nu, sous un océan de nuages où naviguait la blême étrave d’un quartier de lune. Il ne pleuvait plus. La route était si mauvaise que Geneviève diminua sa vitesse.

Où était-elle ? Loin de Villefarge. Elle se conduisait d’après les indications des poteaux parce qu’elle avait oublié, sur la table de sa chambre, la carte qu’elle avait étudiée. Dans sa mémoire, se déroulait le dessin du voyage : les lignes vertes et rouges montant vers le nord, les taches glauques des bois, la blancheur des espaces désertiques, les lacis bleus des rivières, le trait noir des voies ferrées. Cinq ou six fois, elle avait fait ce trajet de Villefarge à Puy-le-Maure. Elle pouvait le faire encore, même sans carte et sans guide, et arriver chez sa marraine avant minuit.

Elle arrivait. Il fallait qu’elle arrivât. On ne discute pas l’impulsion qui commande à la raison, à la volonté, aux nerfs. On subit, on agit, comme un être dominé, dans l’hypnose. On ne craint plus rien. On ne doute plus de rien. On ne regarde plus en arrière. On va. Le sort est jeté.

Quel soulagement d’obéir ainsi quand on a vécu l’agonie où l’âme vacille