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architecte de Paris, et « trop égoïste », clamait partout M. Capdenat, « pour recueillir chez elle son pauvre père… »

…Tac…

Le timbre de la porte déchira le silence. Geneviève écarta le chat qui ronronnait.

— Une dépêche ?

Elle était déjà dans le couloir, et elle avait fermé la porte derrière elle. Alors M. Capdenat, demeuré seul et pleurant presque de rage impuissante, se mit à blasphémer horriblement, dans ce patois du causse qu’il avait parlé toute son enfance et qui lui remontait aux lèvres.


II

Au temps de sa force, il avait tenu sous ses talons famille, ouvriers, commis, domestiques, et le peuple admirant ce qu’il craint, tout Villefarge s’accordait à dire :

« M. Capdenat, l’entrepreneur, ça, c’est un homme. »

Et l’on ajoutait quelquefois :

« Il est rude, mais il est franc. »

Car la brutalité, qui ne veut pas se contraindre, se fait appeler franchise.

Un homme, il l’était, par une extraordinaire exubérance physique et des qualités singulières d’énergie et de ténacité. Un homme venu de rien, et qui avait voulu être quelqu’un, sinon quelque chose. Fils de maçon, instruit à l’école du village — et quel village miséreux perdu dans la pierraille du causse ! — il était né avec la passion du commandement qui fait les grands chefs et les tyranneaux. Dans un autre milieu, peut-être fût-il devenu un grand chef. Enfermé dans le cercle étroit de la petite province, il devait, à moins de circonstances imprévisibles, user sa puissance à monter du peuple à la bourgeoisie par le double escalier de la politique et de l’argent.

Ce fut toute l’histoire de sa vie.

L’argent, d’abord. Il travailla durement : le maçon se fit entrepreneur, l’entrepreneur se fit architecte. Il acquit la science et l’expérience, à défaut du titre et du diplôme. À trente-cinq ans, il possédait une petite fortune, mais la société de Villefarge lui restait fermée. Il crut y pénétrer, par effraction, en se mariant.

Alliance inattendue et saugrenue : Anthime Capdenat épousait Berthe Dupuy-Lapauze, fille de trente ans, fanée, sans dot et sans « espérances ». Or, les Dupuy-Lapauze sont, après les nobles, l’une des meilleures familles du pays, d’ailleurs presque éteinte et ruinée. Berthe acceptait le fils du maçon parce que son notaire et son confesseur la poussaient à ce mariage. Le notaire avait des intérêts communs avec Capdenat, le confesseur escomptait l’influence d’une épouse chrétienne sur un époux socialement inférieur et mal pensant, mais chargé à bloc d’ambition vaniteuse et qui, disait-on, « irait loin ». Faux calculs : les Capdenat furent « reçus » par égard pour le sang des Dupuy-Lapauze. La clientèle s’étendit et Capdenat resta Capdenat. Il eut un fils, puis une fille et limita sa postérité à ce couple. Sa femme, délaissée, enlaidit. Il ne lui demandait pas d’être belle. À cette époque de son existence, il atteignit la plénitude de cette force physique qui lui donnait la majesté d’un taureau intelligent. Il fallait le voir sur un chantier, ses jambes arquées écrasant la boue blanchâtre, ses bras bossués de muscles croisés sur son poitrail, sa tête large rattachée au cou par la ligne courte et droite de la nuque, trait caractéristique des races du Plateau central. Sa voix de cuivre retentissait par-dessus le choc des marteaux et le grincement des scies. Les ouvriers respectaient ce patron qui avait de si gros poings et criait si fort. Les clients estimaient en Tuf l’homme probe, incapable de truquer un mémoire ou de tricher sur la qua-