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— Geneviève !… Il est important que je sache… Vous n’avez jamais fait de confidences à Mlle Vipreux ?

— Des confidences ?

— Allons, vous m’entendez fort bien… Vous n’avez jamais parlé de… notre ménage… de nos… malentendus… ? Vous ne vous êtes jamais plainte ?

— Jamais.

— Cette fille n’est qu’une espèce de servante — une servante-maîtresse, la pire espèce ! — mais les femmes, entre elles, bavardent avec une stupide volupté.

— Je n’ai jamais parlé de vous, ni en bien, ni en mal.

— Tant mieux pour vous. Je ne vous aurais jamais pardonné certaines indiscrétions, et je vous assure, ma bonne petite amie, que je vous les aurais fait payer cher.

— Je n’en doute pas.

Il baisa la main de Geneviève et s’en alla.

Il revint mécontent. Le garagiste lui demandait encore deux jours parce qu’il n’avait pas d’ouvrier. Lucien décidait de prendre le train. Il calcula :

— Mardi soir à Biarritz, mercredi, les affaires, jeudi, vers midi, retour à Villefarge et départ immédiat pour Paris.


Ni dans la soirée, ni dans la matinée du lendemain, après le départ de Lucien, Geneviève n’aperçut Mlle Vipreux. Elle était dans sa chambre, souffrante.

Le Dr Bausset vint un instant, et Renaude fit dire qu’elle reposait et ne voulait pas être dérangée.

— Puis-je vous demander un service ? dit Geneviève à son vieil ami.

— Je suis à votre disposition.

— Eh bien, puisque vous avez votre voiture, passez rue des Chevaliere-Saint-Jean et prévenez vous-même Maria-la-Bossue que je l’attends après dîner. Mélanie est à bout de forces. Il lui faut une aide.

— Maria ? Je croyais que Mlle Renaude l’avait… ne la voulait plus !

— Et si je la veux, moi ?

Le ton de Geneviève surprit Bausset. Il pensa qu’elle tâchait d’affirmer son autorité dans cette maison qui était sienne, car on ne connaissait pas encore, en ville, l’histoire du testament.


La soirée était pluvieuse et tiède et Geneviève n’avait pas trop froid dans la salle à manger sans feu. Elle attendait Maria, sûre que Maria viendrait. L’albinos était couchée et Renaude n’avait pas quitté sa chambre.

Que la salle à manger était triste et qu’elle était laide ! Les fausses verdures, le buffet Henri II, les moindres choses exsudaient l’ennui qui les avait imprégnés : l’ennui de Berthe Capdenat, l’ennui des enfants prisonniers, l’ennui de la jeune fille solitaire, l’ennui du vieillard impotent. Tous les êtres qui s’étaient assis à cette table avaient bu et mangé l’ennui mêlé à leur breuvage et à leur nourriture. L’ennui avait fané les couleurs. Il avait donné un goût fade à l’air qu’on respirait, une sonorité spéciale aux bruits familiers, une sourde lenteur aux poids de l’horloge, comme si les minutes, dans cette pièce étouffante, s’étaient traînées, avec effort, vers le néant.

Qu’il paraissait lointain, le vieil homme dont les lunettes gisaient sur le marbre de la cheminée ! Six jours plus tôt, il était là, grosse larve grisâtre, dans son fauteuil, et son esprit, enténébré déjà, s’évadait de l’ennui dans la rancune furieuse, cherchant à se survivre, à se prolonger, par la déception qu’il préparait à ses enfants. Il devait en parler avec Renaude et dire :

« Ils verront ce qui les attend. Ce sera drôle. »

Et Renaude, complice ?…