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le seul à sa taille. Et elle le sent. Et elle me craint. Cette bonne fille-là, je la déchiffre comme un livre à double sens, tandis que ces idiots, autour d’elle, ne voient que le texte vulgaire, en grosses lettres, le texte facile, édifiant… Ah ! quel tempérament elle a dû avoir, cette chaste Renaude ! Quels désirs inassouvis, et terribles ! et les ravages du refoulement ! Et l’orgueil ! Et la haine !… La méchanceté lui tient lieu de sexe. C’est le monstre complet. Car elle vous hait, vous spécialement. Vous ne vous en doutiez pas ? Sainte innocence ! Elle vous hait. Vous êtes jeune. Vous êtes belle. Vous êtes riche. Vous habitez Paris. Elle pense que vous êtes heureuse. Vous êtes tout ce qu’elle aurait voulu être. Vous avez tout ce qu’elle n’a pas. Elle vous hait. C’est bien naturel… Hé, qu’est-ce qui vous prend ?

Geneviève, énervée par la scène de l’après-midi, fondait en larmes.

— C’est affreux de penser qu’une personne à qui l’on n’a fait aucun mal…

— Aucun mal ? Votre présence, votre existence la torturent. Vous n’avez jamais vu ses yeux sur vous ?

— Alors, vous croyez que cette histoire de créances, d’emprunt est une comédie ? Que mon père s’y est prêté pour nous dépouiller ?

— Je le suppose. Cela sent la machination. Une machination, par certains points, maladroite. Si fine qu’elle soit, et même aidée par votre excellent père… — je serais curieux de savoir quelles étaient leurs véritables relations ! — Mlle Vipreux ne connaît pas tous les tours et détours de la loi. Il y a, dans cette affaire, matière à procès. Nous plaiderons. J’irai jusqu’au bout pour crever la poupée et voir ce qu’elle a dans le ventre.

— Le notaire semblait indécis.

— Il est pour la Vipreux, n’en doutez pas. Nous partons et elle reste. Si elle a la fortune et la maison, c’est une cliente assurée.

Geneviève dit naïvement :

— Comment, vous qui êtes ici depuis trois jours, devinez-vous ce que les autres, qui ont Renaude sous les yeux, n’ont pas soupçonné ?

— Parce que j’ai, un peu plus que ces « autres », l’expérience de ce qu’on appelle le mal. Je ne suis pas emmitouflé de préjugés. Les démons qui habitent l’homme et la femme grouillent ici, comme ailleurs, peut-être plus qu’ailleurs, mais chacun est seul à connaître le sien. Pour moi, ce sont de vieux camarades. Je subodore, de loin, leur odeur de soufre… Le monde, Geneviève, ne ressemble guère à l’image qu’on en donne aux enfants pour les encourager à la vertu. Tous les hommes sont capables de tout faire. Il n’y faut que le besoin et l’occasion. Les gens dits vertueux ont peu de besoins et ne rencontrent pas l’occasion. Question de chance !


Cette philosophie pessimiste, qui niait la valeur et l’existence même du bien, glaçait le cœur de Geneviève. Elle avait péché et souffert, mais elle croyait au bien et voulait y croire. L’idée lui vint que Lucien, si fier de sa perspicacité, n’avait pourtant pas découvert ce qui l’eût touché au vif. Elle eut peur qu’il ne lût cette pensée sur son visage et elle baissa la tête.

— Demain, dit-il, je retournerai chez le notaire, et puis si la voiture est prête, et même si elle ne l’est pas, je partirai pour Biarritz. Vous ne craignez pas de rester ici avec Mlle Vipreux ?

— Elle ne va pas m’assassiner !

— Non. Elle se contentera de vous chasser de votre maison. Demeurez donc. Soyez calme. Soyez polie. Que la Vipreux se rassure. En revenant de Biarritz, je vous reprends et nous retournons à Paris, où je commencerai l’enquête sur les rapports de Renaude Vipreux et de feu son cousin. Maintenant, je vous laisse reposer et je vais prendre l’air, car cette maison est sinistre.

Au seuil de la chambre, il s’arrêta. Sa figure néronienne ne riait plus. Elle était soucieuse et dure.