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— Faut-il croire, dit Geneviève, que papa avait tout perdu, qu’il ne possédait plus rien ? De quoi donc vivait-il ? Des revenus de l’argent emprunté ? C’est invraisemblable.

— C’est pourtant vrai, dit Renaude. Il me disait souvent : « Renaude, en attendant que je me refasse, je n’ai plus rien. Si l’on savait ça !… » Et je répondais : « Monsieur se refera. J’ai confiance. » Ça le touchait au cœur… Il en avait tant, du cœur, le pauvre défunt !… Ah ! ce qu’il a souffert, je suis seule à le Bavoir.

Il y eut un nouveau silence, un répit avant la reprise.

Lucien changea brusquement d’attitude.

— Maître Beausire, vous croyez que les choses ont pu se passer ainsi ?

— Je n’ai pas à sonder les reins et les cœurs. Tout arrive dans les affaires de succession, tout. Et l’on voit des testaments si imprévus ! dit prudemment le notaire.

— Eh bien, je suis prêt à me rendre. Mademoiselle Vipreux excusera mon premier mouvement. Nous rembourserons les dettes prouvées, cela va de soi, car nous sommes d’honnêtes gens. Nous ferons même l’avance de la somme nécessaire pour mon beau-frère absent et nous garderons la maison, n’est ce pas, Geneviève f Le legs étant une manière de remboursement n’aura plus raison d’être…

— Pardon, fit Renaude, je peux tenir à ce legs et préférer…

— Ah ! c’est une autre histoire. Nous aussi, nous tenons à la maison. Nous avons l’esprit de famille. Nous repoussons l’accusation d’ingratitude portée contre nous par un vieillard dont l’esprit travaillé…

— Travaillé par qui, s’il vous plaît î

— Disons par la vieillesse et la maladie… Mais une question comme celle-là ne se résout pas en une heure de conversation, même entre gens de bien et dans un endroit aussi agréable, aussi sympathique que le cabinet de Me Beausire. Nous avons du temps, beaucoup de temps. Il faut attendre le retour de mon beau-frère, noble esprit égaré dans les utopies, ou, à son défaut, un jugement du tribunal. Me Beausire nous a expliqué cela lumineusement. Vous aurez donc tout le loisir, chère mademoiselle Renaude, d’écrire à votre cousin d’Amérique pour…

— Pour ?…

Si le prêt des cent cinquante mille francs était contesté, Raymond pourrait se montrer chicanier… sceptique… Vous devriez peut-être prouver la réalité du prêt, l’origine de la somme qui était bien, n’est-ce pas, en votre possession ?

— Vous le savez : c’est un don de mon cousin.

— Bienfaisant cousin ! B s’appelle… ?

— Il s’appelait Georges Ferrier et il était négociant en peaux à Buenos Aires…

— Il était ?

— Hélas ! il est mort voilà treize mois.

— Bien fâcheux… Enfin, quand il vous a fait cette donation, son notaire a dû garder…

— Quel notaire ?

— Celui qui a passé l’acte.

— Il n’y a pas eu d’acte. Georges m*’a remis la somme de la main à la main.

Me Beausire leva ses blonds sourcils d’un air scandalisé.

— Vous avez eu tort, commença-t-il…

Alquier était lancé. Il paraissait s’amuser beaucoup, et il continua, sans prendre garde qu’il interrompait le notaire :

— Un négociant ! Un homme d’affaires ! Eh bien, et le fisc ?… Vous êtes passible d’une amende, ma pauvre demoiselle… Mais nous serons généreux. Nous ne vous dénoncerons pas… Cent cinquante mille francs dans votre sac à main, quel paquet !… Votre banquier a dû vous dire que vous étiez bien imprudente ?

— Je n’ai pas de banquier. J’ai tout remis à M. Capdenat parce que je n’entends rien aux affaires d’argent, moi ! Et je vous vois venir, monsieur Alquier !