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— Saviez-vous que votre père eût emprunté de l’argent ?

Elle ne savait rien, sinon que Capdenat se plaignait toujours et se disait presque ruiné. Pourtant, il ne dépensait guère.

— Je présume que Mlle Vipreux est mieux renseignée que vous et qu’elle attend un beau petit legs.

— Mais, Lucien, ne l’a-t-elle pas mérité ? Elle a soigné papa avec une patience et un désintéressement admirables.

— Ma pauvre Geneviève, vous êtes un enfant de cinq ans ! Vous m’attendrissez.

— Tout le monde vous dira…

— Je ne me fie pas au suffrage universel. Votre Vipreux, votre sainte Vipreux !… Je l’étudie depuis deux jours. Et elle s’en aperçoit, et ça l’ennuie ! Votre Vipreux !… J’augure que le testament de votre père nous vaudra un intermède inattendu… Sur quoi, je vais chez le garagiste pour voir s’il a réparé ma voiture, qui a une petite avarie… Je vous laisse à votre chère Vipreux.


Les panonceaux de l’étude Beausire brillent sur la façade sculptée qui jouxte la Maison des Consuls. On est d’abord ébloui par le noir de l’escalier. On 7 respire la même odeur de moisi que dans toutes les bâtisses de la vieille place, avec quelques relents d’encre et de paperasses. Au premier, l’on trouve la salle aux peintures marron, aux casiers de bois noirci, aux lampes coiffée de porcelaine verte. Deux clercs y grossoyent à deux tables jumelles. On ouvre une porte : c’est le cabinet du notaire, mi-vieux, mi-neuf, où Me Beausire a conservé les armoires et les cartonniers de ses prédécesseurs, en y joignant le luxe moderne d’un immense bureau américain et de deux fauteuils gigantesques en cuir et velours havane. Sur la cheminée, un Brutus de bronze assiste depuis quatre-vingts ans à la tragi-comédie des testaments et des contrats. Me Beausire a respecté le Brutus. Par compensation, il a orné la tenture verdâtre de quelques photographies encadrées : la Joconde, l’Angélus, le Rêve. Me Beausire croit aimer les arts, mais il n’admire qu’â coup sûr et avec des garanties.

Il tendit la main à Lucien Alquier et offrit un fauteuil au paquet de lainage et de crêpe qui était Mme Alquier. L’autre paquet noir, subalterne, se contenta d’une chaise. Puis ces dames relevèrent leurs voiles. Me Beausire répéta, brièvement, ce qu’il avait dit à Lucien, et, tout en parlant, il considéra les trois figures de ses clients : Alquier, portant beau dans son embonpoint, avec sa mise de César de la décadence, son large front, ses mains soignées, ses lèvres spirituelles et féroces ; Geneviève, effleurée par le soleil qui accentuait les cernes mauves de ses paupières et dorait sur sa tempe une mèche de cheveux blonds ; Renaude, enfin, placée dans la trajectoire du rayon et pareille à une vieille marionnette écaillée, tachée de rouge aux pommettes. Elle contemplait le vide et elle affectait l’indifférence, mais son regard restait singulièrement attentif, intelligent, scrutateur, « canif luisant » d’une trempe incomparable, et, tandis que Me Beausire, ayant achevé ses explications préliminaires, commençait de rompre les cachets de l’enveloppe qui renfermait le testament de Capdenat, ce regard de Renaude heurta celui de Lucien brillant comme un fleuret démoucheté. Et ce fut la première passe.


Le notaire lut :

Ceci est mon testament :

Je soussigné, Auguste-Pierre-Anthime Capdenat, entrepreneur de maçonnerie, demeurant en ma maison, 3, place des Cornières, à Villefarge (Aveyron), malade de corps, mais sain d’esprit, exprime ici mes dernières volontés :

J’avais acquis, par mon travail, une fortune honorable que je comptais laisser