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La mèche du cierge charbonnait en se recourbant, et des stalactites blanches coulaient et se figeaient sur la grosse tige de cire. Une odeur de fumée couvrit le parfum terreux des chrysanthèmes. La religieuse vint, avec des ciseaux, couper la mèche qui grésillait. Elle arrangea les fleurs sur le drap et, penchée, épia les signes du travail intérieur qui préparait la dissolution du cadavre. Droite et jaune à présent, la petite flamme cernait d’un trait minutieux le profil paisible de la servante des morts. La main ridée qui avait essuyé tant de fronts agonisants, lavé tant de corps misérables, déplié et roulé tant de linceuls prit un rameau de buis dans un vase, sur la table de chevet, et traça un signe de croix.

— Mon enfant, restez assise. Priez seulement avec nous. Nous allons dire une dizaine de chapelet.

L’expérience de la Sœur Antonine lui avait appris que les oraisons coupent les interminables veillées mortuaires et relâchent les nœuds de l’angoisse par leur monotonie berceuse.

Elle s’agenouilla.

Je vous salue, Marie

La voix se haussait au début du verset, descendait en murmurant comme une eau qui s’épuise et remontait, dans l’élan de l’invocation :

Sainte Marie, Mère de Dieu

Elle déclinait et se perdait au bord du silence :

Maintenant et à l’heure de notre mort


La pensée de Geneviève dérivait sur cette onde et parfois, retenue par un mot qui émergeait du long murmure, stagnait un instant comme une feuille noyée.

Elle s’était plongée dans l’abîme des souvenirs, cherchant une image du mort qui satisfit son besoin de le vénérer. Les images qui surgissaient du passé montraient le tyran domestique, au cou de taureau, aux poings de lutteur, au masque romain abâtardi, aux petits yeux porcins, enflammés par un sang trop riche. Il allait et venait dans la maison, et les portes claquantes, la résonance d’un pas pesant signalaient son passage. Les commis tremblaient dans le bureau. La bonne s’enfermait dans la cuisine et une femme chétive poussait deux enfants effrayés.

« Chut ! Geneviève, Raymond, taisez-vous. Votre père est là. »

Jamais une caresse, jamais une parole tendre, sauf, peut-être dans le très bas âge, dans ces années indécises, limbes de l’enfance, où les petits êtres ne sont que des ébauches d’homme ou de femme. Oui, peut-être, en ce temps-là… La pensée de la fille s’y réfugiait, en ce temps si vague, pour recréer un Capdenat digne d’amour, et elle y rencontrait toujours l’autre image, la femme chétive, qui n’était pas bien intelligente, ni bien énergique, mais qui chérissait, en humble femelle, ses petits.

Le cœur de Geneviève fondait.

« Maman, pourquoi t’ai-je perdue si tôt, pauvre maman ? »

Elle la revoyait sur ce lit obscur, rajeunie dans sa parure funèbre.

« Maman, sais-tu que je suis bien malheureuse, que je n’ai personne à aimer et personne qui m’aime ? »

L’idée de l’amour perdu se mêlait au souvenir de la mère.

« Maman, nous reverrons-nous ? Tu étais une âme sainte et moi… Ah ! je ne peux pas encore me repentir ! Je ne peux pas regretter ma faute. Je ne sens pas que mon péché soit un péché. Alors, cette Renaude a-t-elle raison ? Suis-je perdue devant Dieu ? Je n’ose plus prier tant j’ai peur d’être hypocrite… Ô mon Dieu, me voici devant vous, telle que je suis, sans excuse et sans fard. Me repoussez-vous vraiment parce que ma contrition est si imparfaite et si honteuse ? »

Sainte Marie, Mère de Dieu, disait la voix, sous le voile noir.

Priez pour moi, pauvre pécheresse, répondait mentalement Geneviève.

Maintenant et à l’heure de notre mort