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paternel du pauvre défunt. Détester sa fille !… Un père !… Tss !… Tss !… Il est auprès du bon Dieu, qui lui a fait miséricorde, veuillons le croire. Allons, allons, ne sanglotez pas comme ça. Pleurez doucement…


Alquier était revenu. Il fit demander Geneviève dans la salle à manger.

— Vous n’allez pas passer la nuit ? lui dit-il. Pour moi, je vous avoue que je suis éreinté, et il y aura encore cette journée de demain qui sera exténuante. Je vais dormir, et je vous conseille de m’imiter. Mlle Vipreux et la religieuse feront la veillée funèbre, coutume barbare qui m’a toujours révolté. À propos de barbares, je pense à votre frère. L’a-t-on prévenu !

— Comment le prévenir ?

— Par son journal.

Il planta son regard dans les yeux de Geneviève.

— Vous n’êtes plus en relations avec lui ! Il ne vous écrit jamais ?

— Il ne m’a pas écrit depuis qu’il est en Russie.

Mlle Vipreux interrompit la conversation pour demander à M. Alquier s’il avait faim ou soif.

— Je n’ai besoin que de dormir.

— Lucien, vous prendrez l’ancienne chambre de Raymond.

— Très bien. Je la connais. J’y vais tout droit. Faites-moi réveiller à 6 heures.

Mlle Vipreux dit, avec son amertume agressive :

— Monsieur Alquier veut-il voir son beau-père ?

— Mademoiselle, je regrette de vous scandaliser. C’est un principe chez moi : je ne crains pas la mort, mais je crains la vue des morts. Ne m’infligez pas ce triste spectacle. M. Capdenat et moi, nous n’avions que des rapports lointains. Il m’exécrait. Je ne l’exécrais pas, mais j’observais, vis-à-vis de lui, une neutralité correcte. Cela n’empêche pas que je ne sente la douleur de ma femme. À bientôt, Geneviève. À demain, mademoiselle.


— Quel homme ! susurrait la voix de Renaude, parlant à la religieuse dans un coin de la chambre. C’est un impie. Il ne respecte pas les morts. Ça lui portera malheur, vous verrez, Sœur Antonine. Dieu le punira.

— Chut donc. Sa femme pourrait vous entendre.

— Sa femme !

Un haussement d’épaules.

— C’est une chiffe. Est-ce qu’elle n’aurait pas dû protester î… Pas un mot. Ou elle pense comme lui ou elle a peur de lui. Pas plus de nerfs qu’une limace. Son pauvre père…

— Je vous assure qu’elle entend. Vous êtes un peu énervée. Allez vous coucher un moment. Ça fait deux nuits que vous passez.

— Je ne veux pas le quitter, je resterai jusqu’au bout, dit Renaude.

Et, avec un accent que personne n’avait entendu, dans sa bouche, un accent auquel des souvenirs inexprimés donnaient une force tragique :

— Il m’avait humiliée, atrocement, dès le premier soir. Je voulais partir. Je suis restée. Je me suis attachée à lui. Il n’avait que moi. Je n’avais que lui. Et maintenant, qu’est-ce que je vais devenir ?

— Les enfants feront quelque chose pour vous. Et puis, vous avez de quoi vivre. Votre avenir est assuré.

— Est-ce que je pense à ça ? dit Renaude.

Et elle répéta :

— Qu’est-ce que je vais devenir ?


Geneviève n’avait rien entendu de ce colloque. Elle était assise, ombre dans l’ombre, au pied du lit, les yeux fixés sur la chose étendue qui avait été son père.