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Elle le savait. Elle l’avait su par instinct, dès son départ, mais elle ne le croyait pas encore, et elle ne sentait pas son chagrin.

Alquier fut très convenable :

— Je vous plains, mon amie. Soyez courageuse.

Il effleura d’un simulacre de baiser la tempe de sa femme.

— Je vais garer la voiture chez Jordan et je reviens. Mlle Vipreux aura soin de vous.

Les deux femmes restèrent seules. Geneviève ôta son chapeau. Elle passait et repassait ses mains dégantées dans ses cheveux dont les racines lui faisaient mal. Et elle vit que Renaude, elle aussi, considérait le fauteuil vide.

La gouvernante avait perdu le peu d’embonpoint qu’elle avait acquis Tannée précédente. Si blême était la peau fragile de ses joues que les fibrilles de la coupe* rose y dessinaient un réseau presque lilas, comme si le sang s’était décoloré dans ses veines. Un feu de fièvre brûlait ses yeux secs. Elle hochait silencieusement la tête, comme font les gens qui dialoguent avec eux-mêmes, et Geneviève devina que cette femme qui ne pleurait pas souffrait à sa façon mystérieuse.

Déjà, elle avait cousu un crêpe au col de sa robe noue.

— Ma pauvre Renaude… — commença Geneviève, mais fl lui sembla quelle se heurtait à un mur, et elle reprit — je suis plus forte. Voulez-vous me conduire ?… Où l’avez-vous mis !

— Dans la chambre bleue. Il y a une religieuse qui veille avec moi. M. Bausset a été très dévoué. Il s’est occupé de tout. L’enterrement est pour demain midi.


Les meubles noirs, les rideaux bleu foncé et le voile de la religieuse en prière composaient une seule masse ténébreuse, autour d’un point lumineux qui était un cierge à demi consumé. Un halo rougeâtre couronnait la petite flamme tremblante, mais l’on ne voyait, de loin, que la pâleur du drap semé de quelques chrysanthèmes. La tête du cadavre était si pesante qu’elle creusait profondément l’oreiller. D fallut que Geneviève s’approchât tout près, tout près… Une peur physique la saisissait… Elle n’aurait pas voulu voir. Mais elle devait voir. Et elle vit.

« Cela » n’était pas effrayant. « Cela » n’était pas Capdenat. ♦ Cela » était une chose qui ressemblait à Capdenat, sculptée, simplifiée, ennoblie et différente de la substance charnelle, comme le végétal ou le minéral. Une chose qui ne devait pas être touchée et maniée. Une chose défendue par son aspect, son poids, sa rigidité glacée, son immobilité, son silence. Une chose qui ne paraissait pas n’être plus vivante, mais n’avoir jamais vécu. Une chose hors de l’humain, hors du temps, simulacre, apparence, symbole, figure liminaire aux portes de l’éternité.

Du grossier Capdenat, de ce bloc de chair et de sang agité d’épais désirs et de brutales colères, la mort, qui grandit ce qu’elle touche, avait fait « cela ».


— N’est-ce pas qu’il n’est pas changé ? murmura la vieille religieuse.

Elle ajouta ce qu’on dit toujours quand le trépassé est encore sur son lit, qu’on lui doit un banal tribut d’éloges.

— Il était si bon !

Et voyant que Geneviève défaillait :

— Ne vous contraignez pas, ma pauvre dame. Asseyez-vous. Et pleurez tout votre saoul. Ça vous soulagera le cœur. Après, nous dirons une petite prière avec cette bonne Mlle Vipreux qui vous a remplacée auprès de votre papa.

Ces mots firent couler les larmes de Geneviève.

— Je n’étais pas là. Ô mon Dieu ! Je n’étais pas là. N’a-t-il rien dit pour moi ? N’a-t-il pas eu une pensée pour moi ? Il avait l’air de me reprocher mon absence. Ma Sœur, ce serait si affreux qu’il fût parti en me détestant !

— Tss !… Tss !… Qu’est-ce que ces vilaines idées ? Vous offensez le cœur