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n’ont pas une âme haute, ils arrivent à une philosophie pessimiste qui justifie leur amertume. Une clairvoyance impitoyable, s’exerçant sur les parties malades ou gâtées des individus et de la société, s’avivait, avec l’âge, chez Mlle Vipreux. Son regard déveloutait la vie autour d’elle. Il ne demeurait plus que des traces de son ancienne humilité volontaire, et la profonde ironie incluse, sous sa déférence, était sensible, comme un silex tranchant dans une poignée de sable. Cependant, elle pouvait se dire heureuse. Elle régnait sur la maison des Cornières et sur le maître affaibli qu’elle adulait et menaçait tour à tour. Elle tenait Capdenat par le bien-être et la gourmandise, et elle le tenait mieux encore par ce qui lui restait de vanité, en épousant ses passions et ses désillusions, ses regrets et ses rancœurs, en croyant, ou feignant de croire, que ce pauvre homme aurait pu être un grand homme. Elle Bavait caresser l’amour-propre du vieillard, louer son adresse au jeu de dames, sa science des choses politiques, son expérience de gourmet. Elle lui répétait, devant témoins :

— Vous et moi, nous sommes de ceux qui n’ont pas eu leur part de chance. Vous surtout, puisque le bonheur m’est arrivé sur le tard.

— Vous êtes plus heureuse que moi, Renaude. Vous n’avez pas d’enfants !

Ces mots, dits devant le curé Fontembon, attristèrent le bénévole ecclésiastique.

— Vos enfants vous reviendront, cher monsieur Capdenat. Je parle du fils. La fille est déjà revenue.

— La fille ! Pas grand’chose de propre, la fille.

— Ne parlez pas ainsi. Vous faites de la peine à M. le curé, dit, vivement, Renaude.

Son accueil, en revoyant Geneviève, exprima comme une velléité de bonne grâce protectrice. Puis elle fit mine de s’effacer.

« Je ne suis rien ici quand Madame est ici. »

Ce n’était qu’une formule de politesse. Geneviève le sentit bien.

Aux Cornières, elle était donc chez M 11 ® Vipreux ? Sensation désagréable. Geneviève se ressouvint des paroles de sa cousine :

« Elle se fera épouser. »

Capdenat n’en était pas là. Et pourquoi, s’il avait l’intention de se remarier, eût-il attendu davantage ? Il criait misère, ce qui était, comme sa gloutonnerie, un signe de sénilité. Ce genre de lamentation surprenait chez un homme qui avait eu l’orgueil de sa fortune. Mais les vieillards sont craintifs. Leur inquiétude s’agite dans le vide, et le sentiment de la possession disparaît devant la peur de manquer, peur instinctive, toujours renaissante, imperméable au raisonnement. Capdenat gémissait sur sa mauvaise santé et le fâcheux état de ses affaires. À l’entendre, il avait perdu beaucoup d’argent.

— Sans Renaude, je ne joindrais pas les deux bouts.

— Mais, papa, disait Geneviève, je suis là. Tu n’as qu’à parler. Je t’en verrai…

— Et Lucien ? C’est lui qui dispose de l’argent ?

— Lucien ne refusera pas d’aider mon père.

— Plutôt crever. Je ne veux rien de vous. Et si, après moi, vous ne trouve rien…

— Tu es le maître de ta fortune, papa.

— J’aime à te l’entendre dire. Hé, Renaude, vous êtes témoin !

— Oui, monsieur, mais ce sont des affaires de famille. Je ne veux pas y être mêlée.


« Il fera ce qu’il voudra de son argent. Je ne tiens qu’à la maison », se disait Geneviève. Elle s’apercevait qu’elle l’aimait, cette maison où elle avait été si malheureuse. Les Cornières lui tenaient au cœur parce qu’elle n’avait ailleurs aucune racine, aucune attache. Toute femme a besoin d’un foyer. Le foyer de Gene-