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Hellé

majeure, vivant seule, sortant librement, recevant des célibataires — pauvres Lampérier et Grosjean ! — pouvait paraître singulière. Il n’osait sortir avec moi, de peur de me compromettre, et mesdames Marboy et de Nébriant, approuvant ses scrupules, se mettaient sans cesse entre nous. J’avais eu beau leur expliquer que je me moquais du préjugé français, que je ne dépendais que de moi-même et que j’avais l’âge de raison, elles s’efforçaient de me reconquérir à leurs idées, elles essayaient de combattre le fâcheux et choquant effet d’une éducation anormale. Leurs petites critiques, à travers moi, atteignaient mon oncle, et souvent j’étais prête à riposter en citant l’exemple des jeunes filles du monde, élevées selon les communs principes, et qui conciliaient les convenances avec des curiosités sournoises et des flirts à peine cachés. Ma vie était claire et franche comme mon âme, et je supportais mal l’injure de la surveillance qu’on m’imposait

Depuis que j’avais été présentée à la marquise de X… et à la comtesse de Z…, il m’avait fallu bouleverser toutes mes habitudes. Mon humeur, mon amour même en souffraient. J’étais comme une plante de plein air transportée dans une atmosphère factice, dans un sol artificiel. Et j’avais envie de dire à Clairmont : « Ce n’est point ici ma place. Je vous épouse, mais je n’épouse pas ces gens qui semblent inséparables de vous. Nous perdons les plus beaux de nos jours à écouter des fadaises, à nous composer une attitude guindée devant des indifférents. Vivons à notre guise, laissons jaser ceux qui n’ont rien à faire de plus important, et soyons nous-mêmes, et non ce monsieur et cette demoiselle quelconques que nous sommes devenus. »

Je ne réussissais pas toujours à cacher mon impatience. Maurice s’en étonnait : il réclamait des explications ; l’entretien, gaiement commencé, finissait par une querelle. Nous nous quittions presque brouillés. La réconciliation ne tardait guère ; mais, chaque jour, je m’attristais de découvrir en Maurice une certaine faiblesse de caractère, des opinions flottantes, une répugnance à déclarer son sentiment et à prendre parti. S’il n’avait pas eu le charme inexprimable, l’esprit, la grâce câline, le prestige de sa jeune renommée et de son talent, n’aurais-je pas entrevu, déjà, l’abîme qui séparait nos âmes, l’abîme où notre amour pourrait sombrer ?

Maurice m’avait annoncé qu’il précéderait madame de Nébriant. Il arriva de bonne heure rue Palatine et me fit une longue description de l’hôtel que nous devions visiter.

— Je suis certain que votre futur logis vous plaira, me dit-il. Imaginez un bijou de pierre blanche et de brique rose, dans un bouquet de verdure. Deux étages seulement. En bas, le grand et le petit salon, la salle à manger ouvrant sur la serre en rotonde. Au premier, les chambres, le billard, mon cabinet de travail. Plus haut, un certain nombre de petites pièces dont vous déterminerez la destination… La semaine prochaine, nous commencerons à nous occuper du mobilier.

— Vous me permettrez de garder quelques-uns de ces meubles que votre cousine appelle des vieilleries ?

— Quelques-uns, oui. Ce secrétaire, par exemple, et le salon Empire dont on renouvellera les étoffes. L’Empire est fort à la mode, aujourd’hui. Vous enverrez le reste à la campagne…

— Mais la bibliothèque…

— La bibliothèque aussi. Elle est composée d’ouvrage trop spéciaux. Ce serait un encombrement… Que cherchez-vous ?

— Je regarde ces choses aimées, familières, qui contiennent un peu de ma vie. Pourquoi ne voulez-vous pas garder ce pavillon ? Nous y serions très bien.

— Êtes-vous assez bizarre, Hellé ! Vous avez des goûts de janséniste… Pourquoi ne pas me proposer un logement comme celui de Genesvrier, dans une maison de petits rentiers et d’employés, dans un quartier mort ?

— Le logis d’Antoine Genesvrier n’a