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Hellé

« Certes, nous saluons en M. Clairmont un maître ouvrier du rythme, un artiste habile à adapter son œuvre au génie particulier d’une interprète qui saurait, au besoin, transfigurer le médiocre. Sapho est un spectacle attrayant, que les amis de l’auteur, les demi-lettrés, les mondains, qualifieront de sublime. Les décors sont merveilleux ; les esclaves de Sapho, sur la terrasse, semblent habillés par Alma-Tadema. La musique est si tendre, si lascive !… Mais les décors, les costumes, la musique même, contribuent parfois à égarer le jugement des spectateurs. Moi-même, je n’ai pu me défendre contre leur enchantement. J’ai failli croire que cette Sapho était un chef-d’œuvre !… Le rideau tombé, je me réveille, je me ressaisis. Je reconnais les divers éléments qui composèrent mon plaisir et mon illusion. Je vois, hélas ! les trucs, les ficelles, les artifices. Sapho un chef-d’œuvre ?… Dites une série de tableaux vivants accompagnés de commentaires poétiques et musicaux !… M. Clairmont n’a rien ajouté à l’Art, rien révélé, sauf une virtuosité incomparable et, je le répète, un sens extraordinaire de la puissance des gestes, des formes, des mots. »


« Jalousie ! » pensai-je, ébranlée malgré moi dans ma confiance, et ne voulant point approfondir mon jugement.

Les yeux clos, la tête renversée sur l’oreiller, je revécus la soirée triomphale. Et le souvenir du baiser de la veille acheva de dissoudre le malaise, le remords, qui avaient causé mes larmes de la nuit. Je me persuadai qu’Antoine, n’éprouvant qu’une passion intellectuelle, se guérirait aisément. Le travail, l’action, le combat pour ses idées le consoleraient bientôt…


XXIII


Je me souviens comme d’un rêve de ces premiers temps de nos fiançailles.

Une révolution s’était faite dans ma vie. L’ancien cadre subsistait encore, mais l’amour y projetait une lumière nouvelle, et des personnages nouveaux s’y agitaient.

Avec une fierté maternelle, madame Marboy m’avait présentée à madame de Nébriant. La baronne m’ouvrit ses bras. Je devinai en elle une bonne personne, si parfaitement convaincue de sa supériorité qu’elle imposait parfois sa conviction. Elle avait des restes de beauté, de la verve, de la grâce, et cette singulière aptitude d’attachement et de détachement qui multiplie les amitiés et adoucit les ruptures. Son existence était celle d’une comédienne qui, par un miracle d’auto-suggestion, ne connaîtrait d’autre réalité que la réalité momentanée de chaque rôle.

Le mariage de Maurice lui offrait, justement, l’occasion d’un nouveau rôle. La baronne me considéra comme son bien propre. Quelques jours après les fiançailles, elle vint chez moi, elle inspecta la maison, le jardin, le mobilier, avec une petite moue.

— Vous n’allez pas garder ces vieilleries, mon enfant ?

— Excusez-moi de les aimer, madame. Elles me rappellent de chers souvenirs.

Madame de Nébriant était de ces gens qui ne veulent pas se souvenir, par principe.

— Eh bien, dit-elle, vous enverrez tout cela dans votre château !

— La Châtaigneraie n’est pas un château. C’est une modeste maison de campagne.

— Je m’occupe de vous trouver un hôtel à Passy, dit la baronne sans paraître avoir entendu cette réflexion ; Maurice désire vous installer dans un joli home, décoré et meublé au goût du jour… Je pourrai vous donner ma femme de chambre, si vous n’avez personne en vue. C’est une Anglaise ; elle coiffe dans la perfection… Maintenant, ma petite Hellé, il faudrait fixer la date du mariage.

— C’est que… mon deuil est bien récent.

— Un deuil d’oncle n’est pas un deuil de père, soit dit sans froisser vos sentiments que je respecte fort. Vous vous