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Hellé

cheveux gris d’argent. Une agrafe de diamants brillait dans les dentelles du col ; un chiffre de diamants ornait le manche de l’éventail tout en plumes blanches et en écaille blonde. J’avais entendu vanter les réceptions de la baronne, les comédies qu’elle faisait jouer par des amateurs, et les petits livres de Pensées et d’Impressions qu’elle publiait chaque année, sous des titres précieux : Papillons bleus, ou Fleurs effeuillées.



J’APERÇUS ENFIN SA TÊTE PENSIVE…

Détourné de madame de Nébriant, mon regard fouillait l’orchestre, les demi-cercles des galeries, cherchant celui qui n’osait pas, sans doute, me rejoindre. Antoine Genesvrier. Pourquoi, dans l’entr’acte, ne venait-il pas me saluer ? Nous nous étions vus bien rarement depuis quelques semaines, et l’on eût dit que, par un accord tacite, nous reculions une explication douloureuse qui bientôt deviendrait nécessaire. Je ne pouvais pas me dissimuler que notre sérénité fraternelle s’altérait déjà, qu’il y avait entre nous je ne sais quel obstacle.

J’aperçus enfin sa tête pensive qu’un secret souci vieillissait, ses cheveux bruns, marqués de gris vers les tempes, son vaste front, sa main crispée sur le rebord du balcon. Et, pour échapper au malaise qui montait d’une profondeur inconnue de mon âme, je plongeai mon visage dans la caresse embaumée des lilas, qui m’enveloppèrent comme d’un subtil et jeune amour. J’entendis la rumeur de la salle s’apaiser, l’orchestre élever cent voix douloureuses : harpes, cors et violons gémissaient en sourdine la mélancolie nostalgique des vaines amours.

J’ouvris les yeux. Couchée sur le flanc, dans sa longue draperie blanche, les cheveux mal retenus par une résille d’or, la célèbre tragédienne prêtait aux langueurs de Sapho sa plastique superbe, l’eurythmie de ses poses, la musique de sa voix. Le décor représentait la terrasse d’une maison ; la lune planait au ciel crépusculaire. Trois jeunes filles, vêtues de lin transparent, vert, bleu, mauve, se tenaient droites et silencieuses dans un angle entre de hautes jarres d’argile d’où s’élançaient des lis sauvages. Un laurier découpait sur les claires dalles de marbre l’ombre noire et fatidique de ses rameaux. Tout à coup, comme appelée par les flûtes invisibles, Sapho se soulevait à demi — et c’était la délicieuse cantilène élégiaque,