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Hellé

— un dialogue entre Phaon et Mélissa. Je le priai de continuer.

— Mais c’est tout.

— Comment ?

— Je n’ai rien apporté d’autre.

— C’est dommage !

— Mon drame vous plaît donc ?

— Je suis dans l’émerveillement. Tandis que vous lisiez, tout à l’heure, je voyais la mer violette, la conque d’or de la grève, le bois sacré, le chœur des jeunes filles… toutes mes visions enfantines… À peine savais-je lire que, sous le figuier de notre jardin, je m’enchantais à répéter les vers de Chénier et de Lamartine. Oui, déjà, j’étais sensible au rythme, au choc des syllabes sonores, à la douceur ondoyante et longue des grands vers élégiaques… Je savourais, sans la bien comprendre, la beauté mystérieuse des mots… Mais vous allez me trouver pédante et rire de moi.

— Ah ! dit-il, les applaudissements de la foule ne valent pas votre silence attentif, votre émotion, le songe que je vois passer dans vos yeux. Je vous remercie de toute mon âme, mademoiselle Hellé. Maintenant, critiquez, et sévèrement !

— Cela me serait bien difficile, aujourd’hui surtout. Et puis je n’ai pas qualité.

— Alors, dit-il vivement, vous me permettrez de revenir ?

— Oui.

— Demain ?

— Volontiers.

Il se leva et s’adossa à la cheminée :

— C’est une heureuse fortune pour moi de vous avoir rencontrée ! s’écria-t-il gaiement. Ne pensez-vous pas, Hellé… pardon, je vous nomme tout haut comme j’ose vous nommer dans ma pensée… ne pensez-vous pas qu’il y ait entre nous des affinités secrètes et charmantes, puisque les mêmes mots font vibrer nos âmes, qui rendent le même son ?

— Peut-être… mais vous êtes un artiste, un créateur, et moi, sans génie, sans talent, je ne puis qu’admirer et me taire. J’aurais honte de vous donner des conseils, moi qui n’ai rien fait et qui ne suis rien !

— Comptez-vous donc pour rien le miracle d’être devenue, en ce siècle brutal et laid, la créature que vous êtes ? Votre œuvre, c’est vous-même, Hellé. Vous avez la beauté du marbre et la grâce ailée de la strophe. Vous êtes la statue et le poème à la fois. Exilée parmi les barbares, vous vivez un rêve plus beau que nos œuvres.

Il se rapprocha.

— Rêvez un peu tout haut, je vous en prie, dit-il avec l’irrésistible sourire de l’homme qui connaît sa force et pressent sa victoire. Rêvez votre avenir ; je resterai silencieux à mon tour, pour vous écouter.

— Hélas ! dis-je, je ne saurais vous répondre… Mon avenir ! Un voile le couvre, tour à tour sombre et brillant. Autrefois je n’imaginais point d’autre bonheur que d’enclore ma vie dans les beaux horizons de la Châtaigneraie, lire, étudier, regarder les fleurs, saluer par leurs noms les étoiles familières. Je ne demandais rien de plus. Mais, depuis, j’ai vu les hommes, leurs douleurs, le mal qu’ils renouvellent perpétuellement, et ma sérénité s’est troublée à ce spectacle.

— Ah ! je reconnais ici l’action de Genesvrier.

— Il est vrai… monsieur Genesvrier m’a suggéré des scrupules que j’ignorais. Il m’a dit que l’art tenait à la vie par des racines profondes : que, séparé d’elle, il n’était plus qu’une fleur morte et sans parfum. Il a voulu me jeter dans la réalité.

— Sacrilège ! Ah ! je reconnais sa chère théorie… Mais nous parlions de votre avenir.

— Que j’ignore.

— Que je vois nettement, Votre avenir, c’est le triple triomphe de la beauté, de l’intelligence, de l’amour. Je vous vois et je vois le compagnon élu par vous entre les élus de la gloire. Il adore en vous son idéal réalisé, la forme vivante de son génie. Il règne sur les âmes, et vous régnez sur lui.