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Hellé

Madame Marboy, dans une causerie affectueuse, continuait de taquiner Genesvrier. Pendant que je préparais le samovar, Maurice Clairmont se rapprocha :

— Votre solitude doit vous attrister, mademoiselle ! me dit-il.

— La mort de mon oncle a laissé un grand vide dans ma vie, mais il a bien fallu me créer des occupations. J’étudie toujours ; je lis ; je vois souvent la bonne madame Marboy, monsieur Genesvrier et les vieux amis de mon oncle.

Il sourit.

— J’ai envie de vous dire, comme Athalie au jeune Éliacin :

Eh quoi ! vous n’avez pas de passe-temps plus doux !

— Je vous affirme que je ne m’ennuie point.

— L’ennui viendra tôt ou tard.

— Pourquoi ?

— Parce que l’étude, les livres, la musique, la conversation des gens vénérables ne peuvent longtemps suffire au bonheur d’une jeune fille de vingt ans. Étrange destinée que la vôtre, mademoiselle Hellé. Vous êtes parmi nous comme une héroïne du passé, une femme de Pompéi ressuscitée après plusieurs siècles. Cela me rappelle un incident de mon voyage.

— Racontez !

— Je vous ai vue, telle que je vous vois.

— Où donc ?

— À Delphes, près du temple d’Apollon, là même où les ouvriers découvrirent devant moi l’Aurige de bronze, œuvre du sculpteur Euphronios, offert à Phébus par Polyzalos, frère du roi syracusain Gélon, ami de Pindare… Vous voyez que je suis devenu érudit. Je parle comme un livre… d’archéologie !

— Vous rendriez des points à Walter lui-même.



PARÉE DE FLEURS…

— Cet Aurige faisait partie d’un groupe brisé par l’avalanche de rochers qui détruisit le temple des Alcméonides. On a retrouvé le timon du char, les rênes, des membres rompus de chevaux et le bras de la Victoire, qui tenait un diadème, une palme et une couronne.

— Vous étiez là ?

— Oui, et je prenais à ces fouilles l’intérêt le plus passionné. Je vis mettre au jour des fragments innombrables, et, parmi ces fragments, un torse de femme. Les ouvriers l’arrosaient d’eau sans cesse, pour désagréger la croûte limoneuse qui lui formait un masque épais. Peu à peu, la face apparaissait, on devinait la ligne des bandeaux, le relief d’un diadème, le pur sourire que l’éboulement et la pioche avaient respecté. Il me semblait le reconnaître… Était-ce aux musées de Paris ou de Rome que j’avais admiré, naguère, calme visage de marbre, à la fois humain et divin ? Je prêtais à ces yeux la lumière d’un regard vivant, à cette bouche la mélodie d’une parole entendue autrefois.

— Et c’était…