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Hellé

d’inconnus cataclysmes et par l’effort collectif de plusieurs générations.

» C’est alors que je connus Jacques Laurent. Il avait souffert les mêmes angoisses, traversé les mêmes épreuves. Il m’enseigna le désintéressement supérieur, la philosophie du semeur jetant le grain qu’il ne verra pas lever.

» J’avais achevé mes études de médecine et le droit. Un livre sur la Psychologie du Criminel, mes articles de l’Avenir social avaient répandu mon nom. J’avais des ennemis, déjà ! Mais je sentis bientôt que les ouvrages de théorie pure convenaient mal à mon tempérament. Je revêtis donc de chair et d’os mes idées, je les incarnai dans une forme humaine, je mêlai, dans le vaste cadre d’une aventure fictive, l’imaginaire et le réel. Ainsi j’ébauchai ce livre du Pauvre ; il contient mes révoltes et mes rêves.

» Me voici presque à la fin de ma jeunesse, seul, n’ayant donné à mon âme que l’amour du juste et du vrai pour aliment. J’avais banni les femmes de ma vie ; celles que je rencontrais libres, souvent intelligentes et séduisantes, avaient des ambitions de plaisir que je ne pouvais satisfaire. D’autres, humbles d’esprit, grandes de cœur, étaient des créatures tout instinctives et tout inconscientes. Aucune n’était de ma race.

» Mais je vous rencontrai, Hellé, et je ne pus oublier votre front de déesse, beau de sa pâleur mate et de son noble contour, plus beau de la pensée qui l’anime. J’adorai en vous la pureté, l’intelligence, la fierté. Pour la première fois, dans le secret de mon cœur, je me dis : — Celle-là, et celle-là seulement pourrait être ma compagne.

» J’eus le bonheur de gagner la sympathie de M. de Riveyrac. Je vous observai, Hellé, avec d’étranges alternatives d’espoir et de crainte. Connaissant votre esprit, je voulus éprouver votre cœur. Peut-être, accoutumé à l’émotion esthétique seulement, n’eût-il pas vibré au choc de la vie, au spectacle de l’infortune humaine. Peut-être deviez-vous représenter, dans les sphères supérieures de la société, le modèle vivant de la beauté faite pour s’épanouir, jouir, briller, éprise d’elle-même.

» Si je vous avais trouvée telle, ah ! je vous aurais admirée de loin, mais je n’aurais pu vous aimer.

» Et je vous aime. J’ai vu la pitié naître en vous, devant Marie Lamirault, devant son enfant : ils vous découvraient la misère et la faiblesse que vous ignoriez. Au spectacle des injustices, j’ai vu briller vos yeux, et votre poitrine se gonfler. J’ai entendu — avec quelle joie ! — le battement de votre cœur. La statue devenait femme. Elle pouvait aimer et souffrir.

» Hellé, si vous sentez en vous les forces surhumaines que crée et qu’entretient l’amour, venez à moi, dévouez-vous à mon œuvre. Ensemble, nous pourrions faire de grandes choses, et nos luttes et nos déceptions auraient de merveilleuses revanches. Nous serions ce couple dont je vous parlais autrefois, non plus le maître et l’esclave, mais les époux égaux et différents, associés pour le bien et le bonheur, fortifiés, meilleurs l’un par l’autre.

» Ne vous hâtez pas de répondre. Songez que je ne vous propose point un médiocre idéal. Si votre âme généreuse se soulève dans un grand espoir, songez qu’il faut vous recueillir et vous bien éprouver, car notre union ne saurait être que sublime ou désastreuse.

» Je voudrais achever cette lettre par des mots qui exprimeraient mon immense tendresse. Tous me paraissent vulgaires. Hélas ! je suis gauche et timide devant vous. Mais ce que vous êtes, ce que vous serez pour moi, éternellement, l’angoisse où je suis vous le révélerait, bien-aimée. »

Qu’Antoine m’aimât, je n’en étais point surprise ; qu’il voulût m’épouser, ceci dépassait mes prévisions, car je m’étais accoutumée à le considérer comme un solitaire capable seulement d’attachement intellectuel. Sa tendresse, austère et chaste comme son âme, était pourtant un hommage que je ne recevais