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Hellé

veux ni m’abuser ni abuser personne, parce qu’à mon âge aucune action n’est indifférente, parce que je suis, plus que tout autre peut-être, conscient des responsabilités que j’assume.

Il s’arrêta devant moi :

— Excusez-moi si je n’ose parler, je ne suis guère éloquent, ma petite amie, et je ressens, à exprimer tout haut des sentiments intimes, je ne sais quelle ridicule et maladroite pudeur. J’ai préféré vous écrire, et voici ma confession — ajouta-t-il en tirant une lettre de sa poche. — Ne riez pas du procédé, qui peut vous sembler romanesque. Lisez lentement, réfléchissez, et ne vous hâtez pas de répondre.

— Quel homme étrange vous êtes, dis-je en prenant la lettre qu’il me tendait. Quand dois-je lire ceci ?

— Tout à l’heure. Il faut que je vous quitte.

— Vous reviendrez ce soir ? J’attends madame Marboy.

— Je reviendrai.

— Soyez ici de bonne heure, pour que nous puissions causer seuls un instant.

— Volontiers. Au revoir, Hellé.

— Au revoir, Antoine.

Il tenait ma main dans les siennes, et je sentis qu’il tremblait.

— Au revoir ! répéta-t-il.

Et il sortit si brusquement, que j’en restai toute surprise.

Je repris ma place au coin du feu, et je lus :

Paris, 8 novembre.

« En m’interdisant toute correspondance avec vous pendant mon séjour à Bruxelles, j’avais un but, chère Hellé. Je voulais découvrir les causes stables et profondes, la réelle nature du sentiment que vous m’inspirez. Je voulais me juger et descendre seul dans cette citadelle close de ma pensée, où votre chère image porte le charme et le trouble à la fois. Je voulais vous juger aussi, mettre votre âme en face de mon âme ; maintenant je crois vous connaître : il faut que vous me connaissiez tout à fait.

» On vous a raconté mon histoire. Moi-même je vous ai confié, par fragments, le secret des crises morales qui ont marqué les grandes étapes de ma vie, et je sais que je ne vous apparais point sous la figure d’un amoureux sentimental et passionné. Je ne me fais aucune illusion sur ma personne, et longtemps, en considérant mon âge, mon aspect, mes cheveux déjà grisonnants, j’ai connu l’évidente invraisemblance de mes espoirs. J’avais résolu de les taire ; je me contenterais d’être votre ami.

« D’où vient que j’aie aujourd’hui cette audace de vous dire à vous, jeune, belle, riche : — Je vous aime, Hellé. Voulez-vous partager ma vie de labeur, d’efforts, de pauvreté ?

» Ces paroles, je ne les ai jamais dites à aucune femme. Aucune n’aurait pu les entendre sans sourire ou se révolter. Aucune n’était digne de comprendre le vœu hardi de mon cœur.

» Dès mon adolescence, je brûlais pour les idées, et nulle beauté de chair n’effaçait pour moi leur beauté abstraite. Ces larmes chaudes qu’on verse, à dix-huit ans, pour les amantes d’un jour, les historiens et les poètes, seuls, me les arrachaient. J’aimais d’amour ces grandes figures héroïques qui surgissent sur les peuples et dont le verbe enflammé dit : « Patrie, Vertu, Liberté, Justice ». Je vouais mon existence aux causes qu’elles avaient servies et dont le triomphe, combattu par le mal, n’est jamais définitif.

» Autour de moi, mes amis, ma famille, s’inquiétaient. Ils me disaient :

» — Choisis une carrière honorable, puisque tu ne veux pas vivre dans le luxe et l’oisiveté. Ta fortune, ton intelligence te permettent de hautes ambitions.

» J’écoutais ces conseils en silence, et je sentais en moi une tristesse d’exilé.

» Étranger parmi les miens, je gardai jusqu’à l’âge d’homme un triple sceau sur mes lèvres et sur mon cœur. Bientôt, je me trouvai maître de moi. Avide d’employer pour la justice ces jeunes forces que je devinais en moi, intactes, naïves,