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Hellé

les fleurs… et, bien que je ne sois pas une âme tendre…

— Qu’en savez-vous ? Cette émotion de tendresse que vous subissez, c’est le prime éveil de l’instinct maternel… Un jour…

Il se tut. Je secouai la tête.

— Ne me jugez pas meilleure que je ne suis. Autrefois je n’aimais pas les enfants, par ignorance. Si j’aime celui-ci, je n’en éprouve pas davantage ce désir, ce besoin de la maternité, si vif chez certaines jeunes filles de mon âge.

— Votre heure viendra, dit Genesvrier.

Nous redescendîmes en silence. Sur le palier du rez-de-chaussée, mon compagnon s’arrêta.

— Vous avez fait plus que je n’espérais, dit-il. Je ne saurais vous dire la joie que j’éprouve en voyant Marie Lamirault heureuse, bien portante, conciliant, grâce à vous, ses devoirs, ses droits de mère, et la nécessité du travail. J’ai vu tant d’abominations et d’injustices, depuis quelques années, que ce spectacle m’a réconforté comme un verre d’eau pure par un midi brûlant… Ah ! Hellé, que de miracles on accomplit avec un peu de bonne volonté ! J’ai connu d’amers découragements, en comparant mon impuissance à l’immensité du mal, mais chaque grain de blé contribue à la future moisson. Je sais que toute semence ne lève pas, qu’une grande part en est perdue… Mais il n’est pas de terre si aride qu’elle ne donne au moins un épi.

— Et l’on vous croit pessimiste ! dis-je, frappée par l’exaltation de ses yeux.

— Pessimiste, moi ? Je ne crois pas que tout soit mal ni bien nécessairement. Nous devons créer le bien, sans cesse, à mesure que les fatalités naturelles, les vices des sociétés et des individus le détruisent. J’ai beaucoup souffert, Hellé ; oui, j’ai souffert du doute et du désespoir… Mais j’en suis arrivé, par un ferme propos, à ne plus m’interroger sur la valeur et l’effet de mon effort. On m’a dit : « Pourquoi ne pas vivre paisible, inoffensif, bienveillant même, mais paisible ?… » Paisible !… je pourrais vivre paisible, après ce que j’ai vu, entendu, senti ! Je pourrais, oublier !… Jamais. Certains me prennent pour un fou. Je suis un révolté, seulement, poussé par une force que je subis en l’adorant, une surhumaine, une torturante aspiration vers la Justice. J’ai la foi, Hellé, j’ai l’espoir ; eux seuls me soutiennent. Oui, après les heures de lassitude et d’inertie, je me sens soulevé par un espoir insondable, immense, fort comme l’Océan.

La lumière de ses yeux flamboya et s’éteignit sous un voile. Il murmura :

— Quelle femme se fût livrée à ce courant formidable ? J’ai vécu, je vivrai seul.


Ainsi, peu à peu, s’ouvrait à moi l’âme de cet homme. De la région sereine où je me complaisais à vivre, je me penchais sur elle, invinciblement attirée par la flamme, l’ombre, la lave de ce volcan dont les étrangers, les amis eux-mêmes, n’apercevaient que les parois de granit. Ce n’était plus de l’effroi qu’il m’inspirait, ce n’était pas encore de l’affection. C’était plus et moins : une vénération bientôt craintive, des attractions et des répulsions singulières, des sentiments obscurs et confus, où parfois, à la lueur d’un éclair, je sentais s’ébaucher quelque chose de divin et de terrible, je me rejetais dans le clair passé, dans le doux présent, toute frémissante, épouvantée par le mystère à venir.

Déjà je ne me refusais plus à l’influence de Genesvrier. Il me mettait en face de la misère, de la maladie, de la mort. Il suscitait des êtres qui étaient les vivants témoignages du mal sans cesse perpétué autour de ma vie heureuse, autour de ma vie close comme un palais enchanté. Et pour échapper à cette obsession poignante, je me réfugiais vainement dans la poésie, dans l’art. L’assaut de la réalité avait brisé les portes d’ivoire de ma citadelle. Moi non plus, je ne pouvais oublier.

Désormais je ne goûtai de repos réel et de vrais rafraîchissements qu’auprès de Marie Lamirault et de son fils. L’enfant me représentait la nature innocente, réjouie, qui ne soupçonne ni la douleur,