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Hellé

avant de partir. C’est fort beau. Il y a, dans le premier volume, un joli sentiment de l’antiquité et la marque d’excellentes études. Je serai fort heureux de revoir monsieur Clairmont.

— Oui, dis-je. Il a beaucoup de talent. Nous le verrons souvent quand il sera de retour.

— À propos de monsieur Clairmont, je pense à cette belle page musicale dont vous l’aviez enchanté, mademoiselle Hellé.

Le Ballet des Ombres ?

— Pourquoi le jouez-vous si rarement ?

— Parce que c’est toute une affaire que décider mon oncle à m’accompagner

— Je crains de manquer de souffle.

— Bah ! bah ! essayez tout de même. Vous nous ferez plaisir, Riveyrac.

J’ouvris le clavecin, j’allumai les bougies. Mes doigts, mal exercés depuis quelques mois, tremblaient un peu, et la plainte délicieuse de la flûte me troublait comme un énervant souvenir. Un an, déjà un an, depuis qu’elle avait évoqué pour Clairmont et pour moi le rêve errant des Ombres heureuses dans le crépuscule élyséen. Mais ce n’était plus le décor idéal des bois de myrtes et des champs d’asphodèles qui surgissait en ma pensée. C’était le jardin clos entre les murailles grises, la masse grise des hautes tours, la nuit, argentée et vaporeuse, et deux ombres enlacées sur le sable et sous la noire charmille, la statue mutilée de l’Amour… Nuit de silence mystérieux, nuit d’enchantements et de présages !



DANS L’OMBRE COMME UN GRAND SPHINX…

J’avais cessé de jouer. Mon oncle replaçait la flûte dans son étui, et je demeurais pensive, mes mains oubliées sur le clavier. Soudain je me levai, et, avant qu’il pût tourner la tête, j’aperçus Genesvrier muet, dans l’ombre, comme un grand sphinx douloureux. La clarté de ses yeux s’était éteinte, mais j’y sentais une ardeur sombre, un foyer noir et brûlant. Il se leva aussi et passa sa main sur son front, creusé tout à coup d’une ride profonde.

Nous ne nous parlâmes plus, ce soir-là.


XVII


Un mois plus tard, j’entrai dans la bibliothèque, où Genesvrier et mon oncle s’étaient réfugiés pour causer.

— Oncle, dis-je, prêtez-moi monsieur Genesvrier pour cinq minutes. Je veux lui montrer quelque chose.

— Allez, Antoine, dit mon oncle en souriant ; je sais ce dont il s’agit.

Genesvrier, surpris, me suivit jusqu’au premier étage. Trois portes donnaient sur le palier : celles des chambres et celle du vaste cabinet, de toilette qui les séparait. J’ouvris cette porte.

— Regardez.

C’était une pièce un peu longue, tendue d’une grosse toile dont le bleu tendre, le doux bleu lavé, seyait à mon teint de blonde.

Près de la fenêtre, une femme cousait, les pieds appuyés à une chaise qui supportait une corbeille remplie de linge.