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Hellé

qu’inspire un objet sacré. Elle ne me semblait plus si laide, maintenant, la frêle fleur humaine ; et, soulevant l’enfant avec maladresse, je baisai le bout de ses petits doigts.

Il bougea, et j’en fus si effrayée que Genesvrier se hâta de le prendre et de le replacer dans son berceau.

La mère, accoudée, nous regardait, oubliant son sein nu dont la pointe blessée dardait une rougeur sanglante. Ses yeux, fixés sur Antoine et sur moi, trahissaient les pensées vagues qui flottaient en elle, déférence, stupeur, curiosité, prescience obscure.

Je lui adressai encore quelques mots d’encouragement auxquels elle répondit par des monosyllabes et par l’éloquence de ses grands yeux. Quand nous nous retirâmes, je remarquai que Genesvrier avait tiré des oranges de sa poche et les avait posées sur le lit avec des violettes, comme faisaient les pauvres gens. Cette délicatesse me toucha.

Dehors, sous les platanes du boulevard, dans le clair soleil, je respirai avec délices. Mon compagnon marchait près de moi, la tête inclinée. Il parla enfin :

— Regrettez-vous votre visite ?

— Non, certes. Tout ce que j’ai vu est émouvant et instructif, quoique bien pénible. Cette jeune femme me plaît. Elle a un air de candeur et de grâce.

— Et si elle était laide ? dit Genesvrier en souriant. Vous eût-elle intéressée au même point ?

— Pas tout de suite ! répondis-je en rougissant, car je sentais l’injustice de mon sentiment et ne savais point mentir.

— Eh bien, mademoiselle Hellé, il faudra vaincre cette espèce de sensualité de l’esprit, qui est le vice de beaucoup d’artistes. Vous n’aimez que ce qui est beau, c’est-à-dire agréable aux yeux. Il y a des infortunes dignes de pitié sous une forme hideuse. Il y a des laideurs sacrées.

— Vous parlez comme un chrétien.

— Je parle comme un homme de mon temps. Croyez-vous qu’on puisse supprimer dix-neuf siècles d’histoire, mademoiselle Hellé ? Je ne suis pas chrétien, mais je n’ai pas oublié l’Évangile. Ah ! si vous vouliez !

— Vous me convertiriez ?

— À l’éternelle religion qui subsiste sous toutes les religions et que ne détruit pas la chute des temples : à la religion de la justice… Non pas la froide Thémis de l’antiquité, mais la justice éclairée par l’amour. J’ai bien vu que vous vous êtes attendrie sur cette jeune mère et sur ce petit enfant. Si je vous montrais, dans des endroits que je sais, des misères moins poétiques et plus terribles, ne détourneriez-vous pas les yeux ? Hellé, si vous pouviez surmonter certaines répugnances, quelles émotions j’offrirais à votre cœur !

— Essayez.

— Ce qui me plaît en vous, c’est que l’éducation qui ne vous a point achevée, à mon sens, ne vous a pas gâtée irrémédiablement. Vous n’êtes ni romanesque, ni sentimentale, tant mieux ! Sans fausse sensiblerie, sans préjugés, vous n’invoquerez pas contre moi cette pudeur bourgeoise des jeunes filles, qui répugne à certaines révélations. J’ai vu des femmes du monde : de votre monde, qui fut le mien. Elles sont élégiaques et charitables pour les pauvres d’opéra-comique, les bons pauvres bien propres et bien polis, pour les filles qui se conduisent bien et les ouvriers point ivrognes. Ces attendrissements ne suffisent plus. Il y a — et vous devez le savoir — des pauvres qui ne nous pardonnent point leurs misères, des ivrognes à qui la dure vie n’a laissé d’autre joie que l’alcool, des enfants martyrisés, des aïeules qui, après soixante ans de labeur, d’abrutissement, de maternité animale, de deuils et de déchéances, n’ont pas un grabat pour mourir. Il y a des mères qui se suicident avec leurs petits. Il y a des femmes jeunes encore comme vous, aussi belles, qui… Nos éclatantes civilisations ont un envers effroyable.

— On ne m’avait pas dit cela.

— Il est convenu que les jeunes filles de votre monde doivent ignorer ces choses. Et les gens qui, comme moi, crient la vérité dans les journaux, dans leurs