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Hellé

— Comment ! m’écriai-je, monsieur Genesvrier aurait aimé !

— Je n’en sais rien. C’est le secret d’Antoine, et je vous affirme que personne n’a jamais pénétré ses secrets. Je ne pense point qu’il soit amoureux, et je ne lui souhaite pas de le devenir. Il a autre chose à faire que de soupirer près d’une brune ou d’une blonde, et l’immense majorité des femmes le renverrait à ses travaux. La compagne qu’il rêve — s’il rêve — n’existe nulle part. Vous-même, Hellé, dont il admire la haute intelligence, vous-même n’auriez pas le goût, ni le courage d’associer votre vie à la vie de Genesvrier. J’avoue que si j’étais une fille de vingt ans, Antoine, tout admirable qu’il est, ne me séduirait guère. Je n’en ferais pas mon fiancé, mais je serais fière et heureuse qu’il voulût bien être mon ami.

— C’est ce que j’aurais souhaité, madame. Mon oncle aime infiniment monsieur Genesvrier Pour moi, je l’estime et… c’est étrange… je dirais presque, je le crains… Oui, je redoute le sentiment défavorable que mes idées et mes paroles pourraient lui inspirer. Je suis mal à l’aise avec lui, et son regard pèse sur moi d’une manière presque insupportable.

— C’est étrange, en effet, car vous n’êtes pas nerveuse, et le regard d’Antoine n’a rien de malveillant.

— Je me suis demandé parfois si je ne lui paraissais pas ridicule, parce que je ne ressemble point aux autres jeunes filles.

— Cette dissemblance serait, au contraire, un élément de sympathie, fit madame Marboy, pensivement… Non, Hellé, Antoine ne vous trouve point ridicule. Il n’éprouve aucun sentiment qui vous soit défavorable… mais… c’est un homme singulier. Il possède un don tout spécial de pénétrer les âmes, et peut-être vous connaît-il plus profondément que vous ne vous connaissez vous-même. Je vous ai parlé de lui sur un ton plaisant ; je l’ai nommé l’ours et le sauvage… Mais, sans partager ses idées et ses opinions, sans approuver son mépris du monde et l’isolement où il se complaît, je lui rends justice. Antoine avait sous la main un bonheur tout fait, ou du moins ce qu’on appelle le bonheur. Il pouvait employer sa fortune, son intelligence, au service de ses passions… Que s’est-il passé dans son cœur ? Il a voulu, dit-il, réaliser la justice autant qu’il dépendait de lui, dans la sphère bornée de son action. Il a jugé qu’il n’avait point de droit sur son immense fortune, et il l’a partagée entre ceux qu’elle pouvait le mieux servir. Il a donné à quelques artistes inconnus le moyen de se relever par des œuvres que leur pauvreté leur défendait d’exécuter. Il a permis un repos salutaire à un écrivain pauvre et malade, qui est glorieux aujourd’hui. Il a recherché, dans le peuple, des êtres condamnés à la routine d’un travail stérile, et il leur a enseigné l’art d’utiliser leur énergie et leur initiative… Cette abnégation est peut-être folle, peut-être utile. On ne saurait la proposer comme exemple, mais elle a sa grandeur.

— Je vous remercie de m’avoir donné ces détails, répondis-je. Ils éclairent le caractère de monsieur Genesvrier.

— Remarquez bien, dit vivement madame Marboy, que je ne partage point les idées de mon neveu. Je suis, comme il le dit, une vieille aristocrate qui a peur des grands mots, du bruit, des secousses, et qui oppose au mal non pas la révolte, mais la résignation. C’est une vertu qu’on ne pratique guère aujourd’hui et que Genesvrier, dans ses écrits, semble méconnaître. C’est un grand révolté.

Elle jeta un coup d’œil machinal sur la petite table qui supportait des livres, des journaux, des papiers mêlés aux écheveaux soyeux et aux broderies.

— Quelle différence avec l’aimable, le raffiné Maurice Clairmont ! dit-elle. Celui-ci ne se révolte point. J’ai là une lettre de lui où il me raconte qu’il fait le coup de feu en Macédoine, qu’il est charmé, que des brigands l’ont pris, qu’il leur a payé rançon et qu’il a failli les enrôler contre les Turcs… Enfin il est l’homme le plus heureux du monde. Il trouve que tout est bien, que tout est beau.