Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.
49
Hellé

Après quatre ou cinq entretiens de ce genre, je n’ignorai plus rien de l’âme et des projets de M. Lancelot. Évidemment, je lui apparaissais comme l’élue capable d’aider au triomphe de ses ambitions, et ces discours, cet empressement annonçaient une proche demande en mariage.



MONSIEUR LANCELOT.

Je gardai une contenance énigmatique, heureuse d’étudier sur le vif ce type du moderne ambitieux, futur héros de Parlement, tout gonflé déjà d’éloquence creuse. Je lus les deux livres où je trouvai d’adroites mosaïques d’idées dans le mastic d’un style parfaitement impersonnel. Tout ignorante que j’étais, je me rendis compte que M. Lancelot ne m’avait point menti, sa souple médiocrité lui assurant une belle carrière dans une société que toute forte individualité épouvante.

Ce fut madame Gérard qui, d’un air de mystère, se chargea de sonder mon cœur virginal. Elle vint me voir en particulier et commença l’attaque par un long préambule. Mon oncle prenait de l’âge ; il pouvait disparaître : que deviendrais-je alors, si jeune, isolée dans un monde plein d’embûches et que je ne connaissais point ? La raison me commandait de penser à l’avenir et d’assurer mon bonheur par un mariage bien assorti. J’étais riche ; j’étais belle ; je ne manquerais point d’épouseurs.

Je répondis à madame Gérard que j’étais fort touchée de l’intérêt qu’elle me témoignait ; que mon oncle jouissait d’une santé excellente, mais que, si j’avais le malheur de le perdre, je trouverais en moi-même des ressources et des défenses contre les entreprises du monde. Assurément le mariage ne m’inspirait aucune répugnance ; mais j’étais exigeante, difficile, singulière, et, parmi tant de gens de mérite, aucun n’avait fixé mon choix.

Madame Gérard se réjouit de savoir que j’avais le cœur libre. Avec son expérience de femme du monde, elle pouvait affirmer que la passion est inutile, dangereuse même pour le bonheur conjugal ; il était certain que la sympathie, avant, assure l’amour, après. D’ailleurs j’étais une intellectuelle, fort au-dessus des puérilités du sentiment, et je devais choisir un garçon d’avenir, choisir un mari intelligent, hardi, un qui ferait vite son chemin.

Mon silence lui paraissant de bon augure, madame Gérard lança brusquement le nom de M. Lancelot, qui réalisait toutes les vertus requises pour « arriver ». Je répondis avec simplicité que M. Lancelot me faisait beaucoup d’honneur, mais que je me sentais incapable de lui apporter une aide efficace, et qu’il risquerait, en m’épousant, une grosse déception.