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Hellé

En préparant notre logis pour y recevoir nos hôtes, je ne tâchai point d’en atténuer la sévérité par ces recherches ingénieuses où excellait madame Marboy. La table, parée d’un damas antique qui avait honoré le repas de noces de mes grands-parents, reçut le service de porcelaine armoriée à filets d’or, quelques cristaux de prix, quelques pièces de vieille argenterie vénérable. Deux flambeaux bas à trois branches, dont un ciseleur contemporain de Louis XVI avait contourné les tiges et épanoui les tulipes de bronze doré ; une corbeille de narcisses et de grosses marguerites jaunes composèrent, avec la vaisselle, une harmonie blanc et or. Mon oncle se déclara satisfait.

— Ceci, dit-il, t’impose une robe blanche. Tu mettras quelques narcisses à ta ceinture et dans tes cheveux. J’aime ce mariage de l’or et du blanc qui ont ensemble je ne sais quoi de splendide et de virginal ; c’est la beauté des lis et des reines.

Quand je descendis au salon, vêtue non plus d’éclatant satin, mais d’un crépon blanc, souple comme une tunique grecque, Grosjean déclara qu’il avait vu ma coiffure et mon profil sur une médaille de Syracuse ; Lampérier cita Virgile ; Karl Walter cita Gœthe, et Genesvrier ne dit rien.

Mais plus doux que tous les éloges fut le regard que Maurice Clairmont jeta sur moi lorsqu’il entra avec ma vieille amie. J’y lus de l’admiration, de la sympathie, presque de la tendresse. Une autre jeune fille y eût-elle pressenti de l’amour ?

L’aisance mondaine de madame Marboy, la gaieté de Maurice animèrent la réunion. Maurice sut parler de la Grèce de manière à échauffer Lampérier et Walter, et l’Allemand même, charmé, lui proposa un rendez-vous à Olympie. Mon oncle parut soumis à cette séduction irrésistible, comparable au despotisme des femmes très belles. Quand je servis le café au salon, le poète était chez nous comme un roi dans son royaume. Tous les yeux étaient charmés — et tous les cœurs.

Avril s’achevait, un avril aux chaleurs précoces, qui avait déplié partout les feuilles tendres et fleuri nos marronniers. Mon oncle fit ouvrir la grande porte-fenêtre qui donne accès sur le jardin. Clairmont venait de réciter un fragment de son drame, et ses grands vers sonores de l’Invocation à l’Aphrodite avaient laissé dans la nuit de printemps comme un frisson de syllabes amoureuses. À la prière de madame Marboy, mon oncle prit sa flûte, et je m’assis au clavecin.

Sur l’accompagnement des petites notes grêles, la voix de cristal de la flûte évoqua la promenade des ombres dans les asphodèles, au troisième acte d’Orphée. Que de fois, par des soirs pareils, nous avions enchanté nos âmes de cette musique vraiment divine, — et d’où vint que je crus la jouer pour la première fois. Mes yeux se fermaient à demi : j’errais dans l’éternel crépuscule, sous les myrtes où Virgile vit passer Didon, indignée, silencieuse, et blessée d’un amour que la mort même ne guérit pas. Les flammes des bougies palpitaient. Le clair de lune découpait en noir la forme des branches. Quand j’eus cessé de jouer, on parla d’une voix plus basse, comme si quelque chose de sacré avait passé sur nous.

M. Grosjean réclama le whist coutumier. Walter venait de partir. Tous se groupèrent autour de la table. Je jetai un châle blanc sur mes épaules, et je sortis dans le jardin.

Maurice Clairmont m’avait suivie. C’était presque un tête-à-tête ; mais, par la porte vitrée, par les deux larges fenêtres, mon oncle et ses amis pouvaient nous voir, et, derrière les vitres, j’apercevais la sombre silhouette d’Antoine Genesvrier qui ne jouait pas.

C’était une de ces nuits virginales où la lune règne sur un empire de vapeurs lactées, de nacre, d’impondérable argent. Les étoiles s’étaient évanouies dans cette claire splendeur, comme les rêves d’une jeune fille dans l’éblouissement du premier amour. Les grands murs qui bordaient l’horizon n’étaient pas noirs, à peine sombres, d’un gris presque aussi pâle que le gris aérien des hautes tours. Parfois le vent se levait, comme l’haleine