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Hellé

Un lierre presque noir tordait sur le mur ses tiges velues.

— C’est un des charmes de la maison, dit notre hôte. Ces arbres que vous voyez en bas appartiennent au presbytère de Saint-Étienne-du-Mont. De la rue même on voit les grappes jaunes des ébéniers, les thyrses violets des lilas qui semblent plantés sur la crête du mur. Ces fleurs, dans le jeune feuillage, se mélangent fort agréablement, et, le soir, quand il a plu, leur odeur monte jusqu’à ma fenêtre.

J’aime ces profils gris des monuments que le Panthéon domine, et j’ai une tendresse particulière pour la vieille tour Clovis. Quand je suis fatigué, je m’assieds sur le balcon et je me repose dans la compagnie des moineaux francs et des jacinthes.

Il vit mon air étonné.

— Ceci vous surprend, mademoiselle Hellé ? Je n’ai pas la mine d’un jeune homme sentimental, et je ne prétends pas jouer Jenny l’ouvrière avec mes jacinthes et mes moineaux. Mais c’est la loi des contrastes et des réactions.

— Je n’y vois rien de ridicule.

— Mon ami Clairmont s’en amuse fort. En sa qualité de poète, il n’estime que les cygnes, les aigles et un peu les rossignols, bien que ces animaux se soient démodés depuis Lamartine. Mes pierrots lui semblent insupportables, et laids, la vulgarité de mes jacinthes lui fait mal au cœur, Clairmont ne supporte que les roses, les lis, les tulipes et les chrysanthèmes du Japon.

Cette ironie me déplut et je ne répondis rien. L’heure était venue de nous retirer. Mon oncle exigea de Genesvrier la promesse de venir chez nous le mercredi suivant.


XI


Sauf Grosjean, Lampérier et Karl Walter, mon oncle n’invitait jamais personne. À peine monsieur et madame Gérard étaient-ils entrés trois fois dans notre maison. Quand j’annonçai à Babette un dîner de huit couverts, elle faillit perdre la tête :

— Bien sûr, mademoiselle, me dit-elle, bien sûr que monsieur Sylvain a une idée. Ce n’est pas naturel qu’il invite tant de monde… Je pense qu’il veut vous faire marier.

— N’en crois rien. Babette. Mon oncle a déclaré que je me marierais toute seule et qu’il ne se mêlerait point de ces choses-là.

Babette hocha la tête d’un air sceptique :

— Ma foi, mademoiselle, monsieur ne ferait pas si mal d’y penser un peu. Vous attrapez vos vingt ans à la fin de l’année ; vingt ans ! c’est la saison des amours. Vous n’allez pas rester toute votre vie dans les livres.

Malgré les dires de Babette, je savais que l’oncle Sylvain, en invitant madame Marboy et Maurice Clairmont, n’avait aucune arrière-pensée. Le voyage du jeune homme eût d’ailleurs réduit à néant tout projet matrimonial.

Bien souvent l’oncle Sylvain s’était expliqué avec moi sur cette question délicate de mon mariage. Il m’avait avertie que son rôle était fini, et qu’il n’entendait point discuter mon choix ni choisir à ma place ; en me laissant toute la responsabilité d’un acte si grave, il me faisait sentir le prix de ma liberté et la nécessité de la réflexion. Il savait que je pouvais me tromper de bonne foi, mais il ne se prétendait point infaillible et croyait que l’instinct, la raison, un haut idéal d’amour me guideraient mieux qu’aucune expérience étrangère.

J’avais remarqué qu’il ne manifestait pas un vif enthousiasme pour le talent de Maurice Clairmont, bien que ce jeune homme ne lui déplût pas et qu’il en parlât avec sympathie. J’attribuai cette indifférence à l’engouement que lui inspirait Genesvrier, et j’en gardai une bizarre rancune au solitaire de la rue Clovis. Je ne me disais pas — tant la jeunesse est injuste dans ses caprices — que, si Clairmont n’était pas entré dans ma vie en même temps que Genesvrier, celui-ci, peut-être, eût revêtu à mes yeux une grandeur singulière et fascinatrice.