Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/41

Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
Hellé

Elle ne me plaisait qu’à demi, car je n’aimais pas le trouble qu’elle me causait, ce malaise moral et presque physique auquel se mêlait obstinément le souvenir de Clairmont.

Le coude sur la table, le front dans ma main, je restai rêveuse. Je devinai bien quelle femme Clairmont avait aimée et de quel amour, mais il y avait, jusque dans cette exaltation charnelle, comme une lassitude et aussi une aspiration. Que ce fût un artifice littéraire, l’idée ne m’en vint même pas. Je me disais que Clairmont avait reçu de la Madeleine mystérieuse tout ce que celle-ci pouvait donner, et qu’il attendait d’une autre l’amour suprême, le prix du génie qui fit Dante et Pétrarque immortels.

Longtemps, longtemps, je songeai, si bien que je vis pâlir ma lampe et blanchir la fenêtre entre les rideaux. L’aube aux yeux bleus souriait sur la cité, éveillant les moineaux dans les arbres et les cloches dans les tours grises. Le froid matinal me fit frissonner. Je fermai le livre de Clairmont, et la tête pleine de rêves confus et de mots sonores, je m’endormis profondément.


X


C’était quelques jours après cette soirée.

— Hellé, me dit l’oncle Sylvain, j’ai une visite à faire. Veux-tu m’accompagner ? Tu pourras me donner un bon conseil.

— À quel propos, mon oncle ?

— Voici : monsieur Genesvrier m’a dit, l’autre soir, qu’il voulait se défaire de certains livres rares reçus en héritage et qui encombrent inutilement sa bibliothèque. Mon âme de vieux bibliophile s’est émue, et j’ai obtenu de monsieur Genesvrier qu’il me laissât faire un choix parmi ces livres avant de voir un autre acquéreur.

— Je vous suis, mon oncle, très volontiers.

Antoine Genesvrier habitait sur le versant de la montagne Sainte-Geneviève, dans cette pittoresque petite rue Clovis formée par les bâtiments du lycée Henri IV, la tour Clovis, l’église Saint-Étienne-du-Mont et les jardins du presbytère. Quatre ou cinq maisons seulement y abritent d’humbles ménages, des professeurs pauvres, des ouvriers, et tout près, dans la rue Descartes, grouille une population presque indigente. Nous gravîmes quatre étages, par un escalier sombre, et, parvenus à un palier étroit, nous lûmes le nom d’Antoine Genesvrier sur une porte. Mon oncle sonna. La porte s’ouvrit, démasquant une antichambre noire où je distinguai la silhouette de M. Genesvrier.

Il eut une exclamation de surprise, puis il nous fit entrer, s’excusant brièvement du désordre de son logis. Je regrettai presque d’avoir accompagné mon oncle, car il me sembla que ma présence donnait à mon hôte quelque embarras.

Mais, quand nous fûmes assis dans son cabinet de travail, je ne regrettai point mon voyage. Le lieu n’était point banal.

Je la vois encore, cette grande chambre tapissée d’un papier uni, d’une douce teinte verdâtre. Le carreau rouge, çà et là recouvert de nattes fines, était fraîchement lavé. Des rayons de sapin verni, chargés de volumes, occupaient deux panneaux. Une petite armoire bretonne renfermait sans doute les manuscrits et les documents précieux. Il n’y avait ni tentures, ni grands rideaux à la fenêtre, voilée seulement à mi-hauteur par de petits stores d’étoffe écrue. Le jour égal et pur tombait de haut sur la table où une grosse lampe, coiffée d’un abat-jour bleu, était toute prête pour la veillée, parmi des liasses de lettres, des cahiers de papier et une collection de l’Avenir social réunie dans une reliure mobile. Sur la pendule basse, formée d’un bloc carré de marbre noir, j’admirai une réduction en plâtre de l’Esclave, de Michel-Ange. Au mur, entre des cartes de géographie, j’aperçus une belle photographie de Jacques Laurent, deux études peintes, et, dans un petit cadre de chêne, une épreuve ancienne déjà et toute jaune de la Melancholia, d’Albert Dürer. Il me parut que le grand ange