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Hellé

de ce genre, ne troublait la pure qualité de ce plaisir, comparable à la joie de l’artiste qui admire dans son modèle un type accompli d’humanité.

Antoine Genesvrier, placé à ma droite, n’attirait point mon attention. Nous échangions seulement des paroles de politesse. Comme on rentrait au salon, je le vis en face pour la première fois.

En tout autre circonstance, ce que j’avais appris de sa vie et de son caractère m’eût intéressée passionnément, mais un charme plus fort me détournait de cet homme, dont les trente-cinq ans déjà trop marqués, la haute taille, la carrure puissante, les grands traits sombres sous une masse de cheveux bruns, qui grisonnaient vers les tempes, étaient peu faits pour séduire une jeune fille.



ANTOINE GENESVRIER.

Madame Gérard, qui venait de négocier quatre mariages à la fois, entretenait madame Marboy de ses démarches, de la reconnaissance qu’elle inspirait aux huit familles des jeunes fiancés. Ma vieille amie écoutait avec un sourire d’indulgence résignée, tout en défripant les dentelles qui garnissaient sa robe de soie grise. Genesvrier entretenait mon oncle et M. Gérard.

Maurice Clairmont s’était assis près de moi.

— Je vais partir dans quelques jours, disait-il, et peut-être ne reviendrai-je pas avant deux longues années. J’emporterai, avec l’espérance de vous retrouver, le regret de ne vous avoir pas connue davantage. Les salons sont pleins de figures banales, et c’est une bonne fortune de rencontrer des gens tels que votre oncle et vous.

— Nous ne sommes pas des mondains… À peine suis-je allée huit ou dix fois à des réceptions qui se ressemblent toutes avec une désolante identité. Je suis une provinciale, monsieur, une campagnarde. Je ne me plais que dans mon vieux pavillon de la rue Palatine ou à la Châtaigneraie.

— Madame Marboy m’a parlé de votre vie. Je sais que vous aimez l’étude et la solitude… Goût singulier pour une personne de votre âge et de votre figure. Je n’ai jamais pu me soumettre à cette discipline intellectuelle qui marque notre jeune visage d’une précoce gravité. Je suis un être de caprice et d’impulsion… Et tenez, — ajouta-t-il avec une inflexion de voix qui me parut étrange, — au moment de partir pour cette Grèce qui me séduit, je ne sais quelle fantaisie peut me prendre…

— D’aller ailleurs ?

— Ou de rester.

Il reprit rêveusement :

— Je vaincrai cette fantaisie, ayant engagé ma parole… Il y a aussi l’intérêt de mon drame que je dois achever là-bas… Mais je suis ainsi fait…

— Il faut partir ! dis-je, car la poésie de ce voyage ajoutait je ne sais quel charme au caractère de Clairmont.

Il me regarda avec une curiosité que