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Hellé

— Mais je n’y dois point assister. Mon ami Clauzet, le peintre, m’emmène en Grèce. Il y a de nouveaux troubles du côté de la Macédoine ; on parle d’une guerre prochaine. Je serais charmé de combattre pour la divine Hellas. Mais, si la révolte prétendue n’aboutit point, nous passerons l’hiver dans les îles, et j’y achèverai mon drame de Sapho.

— Heureux homme !… Tenez, vos premières paroles vous ont acquis l’estime de mademoiselle de Riveyrac. Elle vous considère avec envie, n’en doutez point.

— Qu’ai-je fait pour mériter cet honneur ? dit M. Clairmont en riant.

— Hellé est une personne d’un autre temps, une jolie païenne. Vous n’ignorez point les travaux de son oncle, monsieur Sylvain de Riveyrac ?

— L’auteur de la Morale antique, un philosophe plus artiste que bien des artistes ? Ah ! que je serais heureux de le rencontrer !

— Je regrette fort que mon oncle soit absent, dis-je, un peu troublée par ce regard bleu qui chatoyait entre les cils sombres comme un martin-pêcheur dans les roseaux.

— Maurice, s’écria madame Marboy, il faut que vous connaissiez monsieur de Riveyrac ! Venez dîner ici, samedi, vous rencontrerez monsieur de Riveyrac et sa charmante nièce… Oh ! ne me répondez pas que vous êtes très occupé, que les belles dames se disputent l’honneur de vos visites… Si vous refusez, nous nous brouillerons.

— Pourquoi me priverais-je d’un très grand plaisir ? Je me permettrai, seulement, chère madame, de vous amener un convive…

— Accordé… Et ce convive ?…

— C’est votre propre neveu. Je devais passer la soirée avec lui.

— Cet original d’Antoine ? Il ne viendra pas.

— Madame Marboy, comme vous jugez mal votre neveu ! Que doit penser mademoiselle de Riveyrac ?

— Hellé ne connaît pas Antoine… Ma chère enfant, le personnage dont nous parlons est mon neveu, un être sombre et bizarre, qui travaille comme un bénédictin, vit comme un anachorète, et se soucie peu de plaire aux jeunes filles.

— Assurément, Genesvrier est mal vu des dames, dit le jeune homme en souriant. Il ne sait ni ne veut leur parler le langage qu’elles aiment et ne pense qu’à réformer l’humanité ! Il est le fidèle ami, le disciple du fameux Jacques Laurent.

— Jacques Laurent, le pamphlétaire de l’Avenir social ? J’ai entendu mon oncle parler de lui avec admiration.

— Laurent est un grand écrivain, mais un rêveur d’utopies… tout comme Genesvrier !

— Hellé, ma mignonne, un peu de thé ? dit madame Marboy.

Une vapeur montait du samovar. Le reflet des lampes, empruntant une exquise nuance rose au crêpe des abat-jour, adoucissait le citron acide des tentures. Tout plaisait à mes yeux : les soies brillantes et molles, la gaieté du feu clair, la délicatesse des porcelaines et les menus ustensiles d’argent.

Maurice Clairmont parla de son voyage. Les noms des îles et des cités où s’était souvent égaré mon rêve prenaient une ampleur sonore quand il les prononçait. Madame Marboy s’étant peu à peu retirée de la conversation, ce ne fut bientôt qu’un duo, coupé par les petits soins du five o’clock, égayé par le jeune rire du poète, et si charmant qu’il me parut trop court. Mais six heures sonnaient. Je devais partir. On convint de reprendre, le samedi suivant, la causerie interrompue.


VIII


Un importun ayant retenu mon oncle, je le précédai chez madame Marboy. Elle m’avait priée de venir de bonne heure. Ma présence lui donnait l’illusion de la maternité et, près d’elle, aisément, j’oubliais que j’étais une étrangère.

— Comment, fit-elle en m’apercevant, vous inaugurez pour nous cette belle robe ? Deviendriez-vous coquette, sage Hellé ?