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Hellé

le premier soir, un succès de curiosité qui se manifesta par le silence. On attendait une nouvelle Staël, une demoiselle Dacier, une savante au bagout de conférencière. On vit entrer une jeune fille blonde vêtue de crêpe blanc, sans un bijou, sans une fleur. La déception de la société s’exprima par des sourires compatissants. « Est-ce là, semblait-on dire, le phénomène annoncé ! » Je sentis que les jeunes filles désiraient ardemment me trouver laide, et que les jeunes gens eussent été ravis de me déclarer pédante. Seule, une précieuse demoiselle, une licenciée à lorgnon, à corsage plat, dont la Sorbonne absorbait tous les rêves, m’honora de son entretien. Madame Gérard avait dû lui vanter mon érudition dans un langage emphatique, et la demoiselle, piquée au jeu, voulait prouver sa supériorité. À peine avait-elle engagé la conversation, d’une manière propre à nous couvrir de ridicule, que ma réserve la déconcerta. Mais l’effet redouté s’était produit, et la compagnie me considérait avec méfiance.

J’aurais aimé causer avec ces jeunes filles de mon âge, qui m’apparaissaient pour la première fois. Je devinais en elles des êtres inachevés, demi-conscients ; et pourtant elles avaient parcouru un cycle de sentiments qui m’était fermé encore. J’avais vécu hors de mon siècle, contemporaine des morts qui n’ont plus d’âge ni de patrie, et voici que je naissais à la vie sociale où m’avaient précédée ces enfants ignorantes, vêtues de rose et d’azur. Elles représentaient l’ébauche de la femme moderne. Dans les salons familiers, sous l’œil des mères, elles s’essayaient à la lutte pour l’amour ; on leur avait enseigné la séduction, la prudence, la coquetterie permise, les périls cachés, et moi j’étais pareille à une Pallas d’ivoire, vivant un songe éternel sur un fixe piédestal.

Après quelques semaines, je n’excitai plus ni curiosité ni réprobation. Les uns m’accusèrent d’orgueil, les autres de timidité excessive. On me traita avec une bienveillance indifférente. Quelques jeunes gens, me trouvant jolie, esquissèrent une sorte de cour.


ON VIT ENTRER UNE JEUNE FILLE…

À les bien observer, je reconnus qu’ils étaient intelligents et instruits ; mais tous révélaient une déformation professionnelle. Je vis des professeurs, des médecins, des avocats ; je ne découvris pas un homme. La société les avait façonnés pour un emploi particulier ; le métier était devenu leur seconde nature, et leur intelligence même, spécialisée à l’excès, semblait démesurée et atrophiée à la fois, par défaut de proportion et d’équilibre. Ceci m’expliqua la mesquinerie de leurs idées, l’erreur de leur ju-