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Hellé

d’excuse à la maternité que la virginité féconde de Marie.

Il mit la tête à la portière, et cria :

— Cocher, arrêtez-vous au Louvre !

Dans la cour du Carrousel, il me fit descendre et me dit :

— Débarbouillons-nous l’esprit de tout ce gothique. Je vais t’apprendre où est la Beauté.

Il me conduisit à travers un dédale d’escaliers, jusqu’à la grande galerie des Antiques. Nous errâmes dans le silence et la fraîcheur des salles désertes, parmi les belles formes nues, parmi les canthares, les chapiteaux, les cénotaphes, les plaques votives qui racontaient la vie grecque dans la langue harmonieuse que je comprenais déjà. Enfin m’apparut la déesse de Milo, dans sa divinité intacte et sa forme mutilée, pure comme un beau vers de Sophocle. Et j’eus soudain la révélation du sublime plastique que les livres, les gravures, les moulages ne peuvent traduire exactement. Je sentis que je rentrais dans ma patrie. Ces dieux dressés autour de moi : Dianes aux courtes tuniques, Bacchus adolescents, Apollons de Thèbes ou de Délos, incarnaient des symboles familiers. J’étais presque leur contemporaine, nourrie du miel des ruches attiques sous le ciel gaulois. Mon âme, indignée comme eux de l’exil, cherchait sur leur marbre un reflet des pays de lumière.

Un mois plus tard, nous nous installions rue Palatine, dans un pavillon assez délabré, situé au fond d’un jardin. Nous succédions à Karl Walter, qui nous cédait le bail et une partie du mobilier. Il y avait au rez-de-chaussée un salon à trois fenêtres dont les boiseries blanches offraient des traces de dorures, une petite salle à manger, une vaste pièce qui servait de bibliothèque. Le premier étage se divisait en quatre chambres, sous un grenier mansardé. Effrayée par les hautes casernes trop neuves, j’aimai, pour sa vétuste même, ce lieu mélancolique et charmant. Le jardin s’étendait jusqu’à la rue Servandoni, clos de murs où grimpaient des lierres. Les tours de Saint-Sulpice fermaient l’horizon. Un jet d’eau fusait au centre de la pelouse, dans une coupe de pierre verdie par le lichen, et tout au fond, entre les charmilles, le vent qui agitait les feuilles faisait flotter l’ombre et la lumière sur une statue mutilée de l’Amour.

La disposition de la bibliothèque reproduisait exactement celle de la Châtaigneraie. La frise du Parthénon, les bustes, l’harmonium parurent reprendre leur ancienne place, et la Pallas d’Olympie, ôtée de sa vitrine, domina la haute cheminée de marbre noir.

Un ex-préfet du premier Empire avait meublé cette maison, achetée par lui à un émigré. Le salon, tout en lampas rouge fané, était somptueux et sévère. On y remarquait une belle pendule en bronze, un vaste secrétaire, un clavecin. Ma chambre semblait copiée sur une estampe, avec son lit de bois à colonnettes, ses deux bergères, son bonheur-du-jour, sa Psyché au cadre sculpté de nœuds et de guirlandes, ses tentures en perse camaïeu bleu et blanc.

Dans ce calme logis, à l’ombre des tours de Saint-Sulpice, je continuai ma vie studieuse de Castillon. Mon oncle avait attendu notre voyage à Paris pour me faire étudier l’histoire et la littérature contemporaines. Les monuments, les rues, les aspects de la ville furent l’illustration vivante de ses leçons. Je prolongeais avec un extrême plaisir ces causeries, ces promenades, et les lectures que je faisais dans le jardin, bercée par la rumeur de la cité invisible. Souvent Lampérier, Grosjean et Walter venaient prendre le thé. J’ouvrais alors le clavecin et je jouais des fugues de Bach, des airs de Gluck, accompagnée par mon oncle, qui se souvenait d’avoir appris la flûte et le violon. Je n’éprouvais aucun désir de nouveauté ni d’aventure, et ce fut sans enthousiasme que, pour un bal de madame Gérard, je commandai ma première toilette de soirée.


VI


Mon oncle était trop sévère pour madame Gérard. Cette grosse personne au