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Hellé

m’attristaient par leur pompeuse laideur. Des femmes en deuil passaient ou s’agenouillaient ; d’autres disposaient sur les grilles des bouquets de chrysanthèmes et des couronnes en perles de verre. Par la porte entr’ouverte des chapelles, on voyait vaciller la flamme d’un cierge, jaune en plein jour et tremblante comme une petite âme.

Babette se prosterna sur la dalle qui portait le nom de mes parents et une inscription plus récente. Je ne m’attendrissais point sur le père et la mère que je n’avais pas connus. La perte de ma tante était mon seul vrai chagrin. Je l’avais pleurée sincèrement ; mais je comprenais que la disparition de mon oncle eût été pour moi le suprême malheur. D’autre part, l’oncle m’avait accoutumée à l’idée de la mort, que n’accompagnait pour moi aucune image effrayante. La mort… c’était un fait nécessaire, que je ne souhaitais certes point avant le temps normal, mais que j’eusse été capable d’accepter sans autre émotion que l’angoisse physique, la révolte d’Iphigénie pleurant la douce lumière. Je m’abandonnais avec confiance à la nature, qui détient le secret du néant ou de l’immortalité. Je savais que j’avais un rôle à jouer pendant un laps de temps qu’il ne m’appartenait point de déterminer, et tout l’effort de mon éducateur tendait à me préparer pour ce rôle. J’étais faite pour vivre la vie, et je considérais comme une folie contre nature l’ascétisme qui ordonne de vivre pour la mort.

Babette se releva :

— La pauvre demoiselle est au ciel, pour sûr, murmura-t-elle. À son bout de l’an, j’ai fait dire une messe, malgré monsieur Sylvain.

« Comment peut-on croire au ciel et au pouvoir des messes ? me demandai-je en revenant. Mon oncle dit que le christianisme a régné par terreur de la mort. Il a satisfait l’instinct des hommes qui ont la volonté obstinée de se croire immortels. Mais comment peut-on accepter ces dogmes obscurs et despotiques qui pèsent sur la raison comme un joug ? Il faut qu’il y ait, dans cette religion, une grâce que j’ignore. »

Le lendemain, tandis qu’on descendait les malles, Babette ferma les volets de la maison. Nos chambres, l’appartement de tante Angélie, restaient intacts. Nous emportions seulement les livres et les meubles de la bibliothèque. Quand la grosse clef tourna dans la serrure, une angoisse étreignit mon cœur. J’embrassai d’un regard les allées, les murs, les arbres, la maison aveugle et muette, puis la voiture partit.

Dans les rues de la petite ville, les passants se retournaient avec un air de blâme et de curiosité. Babette pleurait dans son mouchoir à carreaux. Mon oncle, les bras croisés, ne disait rien. Nous suivîmes une route bordée de peupliers, qui conduisait à la station. La ville, une dernière fois, montra ses toits rouges, ses vergers, ses fumées obliques qu’une bise aigre inclinait vers le sud, puis un pli de colline me la déroba. L’express de Paris m’emporta vers la vie nouvelle.


V


Je m’éveillai le lendemain dans une chambre d’hôtel du quai des Tournelles. À peine habillée, j’ouvris ma fenêtre et je sortis sur le balcon.

Il était six heures du matin. Un brouillard pénétré de lumière, passant par les nuances les plus délicates du gris perle au gris d’azur, reculait à l’infini la perspective des quais, hérissée de dômes et d’aiguilles. Les façades de l’île Saint-Louis étaient presque roses. À droite, vers Bercy, la Seine élargissait sa nappe bleue couverte de péniches et de bateaux plats d’où l’on déchargeait du charbon, des sacs de grains, des paniers de pommes. Plus près elle se divisait, et ses eaux embrassaient la Cité dans leur glauque étreinte. Le chevet de la cathédrale, esquissé en des gris plus nets, développait ses arcs-boutants dominés par le clocher et les tours ; et plus haut encore, plus loin, l’or ciselé de la Sainte-Chapelle étincelait, touché par le soleil.