Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/123

Cette page a été validée par deux contributeurs.
121
Hellé

— Et madame Marboy ?

— Elle est venue voir monsieur Genesvrier. Je le sais parce que j’étais là. Je crois qu’ils sont un peu fâchés ensemble.

— Bon, nous arrangerons cela. Mais faites comme si je n’étais pas ici ; achevez votre ouvrage.

— C’est tout fini, mademoiselle, j’allais m’en aller.

— Eh bien, partez, j’attendrai monsieur Antoine.

Elle habilla son fils, me souhaita le bonjour et s’en alla.

J’étais seule chez Antoine, dans ce petit logement où j’avais passé près de lui des heures studieuses et douces, où j’avais apporté l’amour et laissé la douleur. Comme au jour lointain de ma première visite, la claire lumière de mars, par les vitres hautes, entrait largement. La bande de moineaux pépiait dans les jardins du presbytère. La grosse lampe de cuivre était toute prête sur la laide de travail ; les livres étageaient leurs reliures multicolores. Sur le marbre noir de la cheminée, l’Esclave de Michel-Ange gonflait ses muscles douloureux en face du cadre brun où le génie de la Mélancolie fermait ses ailes lasses et songeait, couronné d’ache et de verveine.

Une paix monastique régnait en ce lieu, ce silence que j’aimais, favorable à l’étude, au rêve, au chaste secret des fortes amours. Avec quelle joie intime et délicieuse je retrouvais les meubles de chêne bruni, la tenture verdâtre, la fraîcheur des nattes sur le carreau usé ! Longtemps, longtemps j’attendis. Le soleil s’abaissa. Six heures sonnèrent à Saint-Étienne.

Enfin une clef tourna dans la serrure, des pas retentirent, la porte s’ouvrit, et, sur le seuil, en face de moi, je vis Antoine.

Il restait pétrifié. Élancée à demi vers lui, je ne trouvais point de paroles. Nous étions face à face, muets dans un silence où nous aurions pu entendre le double battement rythmique de nos cœurs.

— Que se passe-t-il, Hellé ? demanda-t-il enfin d’une voix altérée… Avez-vous besoin de moi ? Parlez librement.

— Je suis à Paris depuis quatre jours… Je n’ai pas osé venir, et je ne voulais pas écrire… Aujourd’hui enfin…

L’anxiété creusait le pli de son front. Il posa son chapeau sur la table et revint s’asseoir près de moi.

— Parlez. Je suis tout à vous, malgré votre cruel, votre inexplicable silence, que je ne savais comment interpréter. Quoi que vous ayez à me dire, souvenez-vous que je suis votre ami.



J’ÉTAIS SEULE…

Le sentiment de ce qu’il avait souffert par moi oppressa mon âme, devant ce visage stoïque, mais strié de rides fines et pâli par les nuits d’angoisses muettes, par les jours de travail acharné, par le drame ignoré de la douleur.