Page:Tinayre - Hellé, 1909.djvu/122

Cette page a été validée par deux contributeurs.
120
Hellé

» Vous rêviez à lui dès mon enfance, en m’expliquant Plutarque sous le vieux figuier. C’est pour lui que vous m’avez faite sage, forte et pure : c’est pour lui que vous avez taillé, dans un marbre incorruptible, la statue idéale qu’il devait animer en la touchant.

» Ô mon père, ô mon maître, il est venu, le héros. J’avais cru le reconnaître sous une forme mensongère, et la route que j’allais prendre m’eût à jamais éloignée de lui. Éclairée enfin, je reviens à celui que vous auriez élu dans le secret de votre âme, à celui qui, pauvre et méconnu des hommes, a su vivre une vie supérieure et créer en soi-même un demi-dieu.

» Sa présence m’avait frappée de crainte. Je ne savais pas que je l’aimais. Mais, parmi les autres hommes, je sentais ma solitude ; je trouvais le désert partout où il n’était pas. Exilée dans un monde étranger, subissant sans la comprendre une mystérieuse nostalgie, j’ai vu peu à peu surgir à travers mes troubles et mes tristesses sa beauté, sa grandeur, sa force. Et votre prédiction fut accomplie : j’arrivai à l’amour par l’admiration.

» Une rumeur a passé dans le nocturne silence : la double flamme palpite sous un souffle de l’au-delà. Maître, Père, est-ce vous ? Est-ce votre âme qui descend de l’Étoile mystique ou qui monte du noir séjour des morts ? Bénissez votre fille qui s’éveille d’un songe de vingt ans et s’en va, au bras de l’élu, vers la vie. »


XXX


— Mademoiselle Hellé ! s’écria Marie Lamirault, ouvrant la porte de Genesvrier… En voilà une surprise ! C’est monsieur Antoine qui sera content !

— Il est là, Marie ?

— Non, mademoiselle, mais il va rentrer… Vous savez, je viens l’après-midi faire le ménage, entrez ! Le petit Pierre est ici. Il joue dans le corridor. Viens, Pierrot, viens, mon petit homme.

Le gros bambin se pendait à ma robe : je le pris dans mes bras et je l’emportai jusque dans le cabinet d’Antoine, où la mère, riant de plaisir, me suivit.

— Mademoiselle a un peu pâli… Ah ! j’ai bien pensé à mademoiselle, à Babette, à la maison de là-bas, et à ce pauvre monsieur Sylvain, qui était si bon !

— Et votre travail, Marie ?

— Ça va, comme ci, comme ça, pas trop fort. J’en profite pour tenir un peu la maison de monsieur Antoine, à cause qu’il est mon voisin. Je viens quand il n’est pas là, parce qu’il n’aime pas que je le dérange.

Le petit Pierre, qui ne me reconnaissait plus, me regardait d’un air inquiet. Je soulevai les boucles brunes qui retombaient sur son front, et longuement je le contemplai, — non pour écarter un doute qui n’effleurait plus mon cœur, mais pour savourer la certitude. Je contemplai ce joli visage mat et rosé qui reproduisait les traits maternels, et les yeux espiègles, d’un beau vert bleu, et tout pareils, m’avait dit Marie, aux yeux de Louis Florent. Une joie délicieuse m’envahit, et j’embrassai le petit Pierre.

— N’est-ce pas, mademoiselle, il a bien grandi ? Il est beau.

— Très beau, Marie, il vous ressemblera. Cher Pierrot ! il ne me reconnaît plus. C’est que je l’ai un peu négligé cet hiver. Nous redeviendrons amis, nous reprendrons nos bonnes habitudes… puisque je ne me marie pas.

— Alors, murmura Marie, c’est vrai que…

— Oui, c’est vrai. Je reste fille, ma bonne Marie, à moins que je ne trouve un mari qui me convienne tout à fait… À propos, parlez-moi de monsieur Antoine. Comment va-t-il ?

— Assez bien, mademoiselle. Il se donne beaucoup de mal avec ses livres. Et puis il a eu de l’ennui, naturellement.

— Dites-moi la vérité, Marie, il le faut, monsieur Genesvrier vous a-t-il parlé de moi ?

— Oui… il m’a demandé si j’avais de vos nouvelles, par Babette. Il espérait tous les jours une lettre. Oh ! il était bien inquiet.